« Ils veulent diminuer notre terre ! »

No 69 - avril / mai 2017

Luttes autochtones au Mexique

« Ils veulent diminuer notre terre ! »

Pierre Beaucage, Leonardo Durán Olguín, Claudia Marina Olvera Ramírez, Ignacio Rivadeneyra Pasquel

Dans l’État mexicain de Puebla, au cœur de la Sierra Nororiental, des sociétés d’énergie tentent d’harnacher d’importantes rivières à travers plusieurs projets de barrages hydroélectriques, au détriment des populations locales. Mais la résistance s’organise et les victoires s’accumulent.

Dans les années 1960, des prêtres et des religieuses, influencés par la théologie de la libération, arrivèrent dans les villages totonaques de la Sierra Nororiental de Puebla. Ils et elles formèrent des catéchistes et mirent sur pied un réseau de communautés ecclésiales de base. En même temps qu’on alphabétisait les adultes, on les « conscientisait » par des discussions. L’Organisation indépendante totonaque a mené la lutte contre les caciques qui exerçaient un pouvoir quasi absolu dans les municipalités. Il en est resté UNITONA (Unidad Indígena Totonaca Nahuatl), un réseau de militant·e·s présent dans de nombreuses communautés.

Quelques années plus tard, leurs voisins nahuas, avec l’aide d’un groupe de chrétiens engagés et d’agronomes progressistes, profitant de politiques favorables au développement rural, ont créé et consolidé des organisations locales et régionales de type autogestionnaire et coopératif. La langue et la culture nahua ont été revalorisées et la coopérative régionale Tosepan Titataniske a brisé le monopole commercial des riches métis en traitant directement avec le marché national et international. À partir des années 1990, la Tosepan s’est diversifiée et renforcée, englobant les secteurs de l’épargne-crédit, du tourisme et du logement social.

Multiplications de projets hydroélectriques

Dans les années 2000, les rivières de la Sierra ont attiré l’attention d’entreprises hydroélectriques et de l’État mexicain, dont la Loi de réforme énergétique veut associer le secteur privé à sa « transition à l’ère post-pétrolière ». Alors que le capital minier est largement étranger (et souvent canadien), ce sont surtout des capitaux mexicains qu’on retrouve dans les entreprises hydroélectriques. Grupo México, par exemple, appartient au richissime Germán Larrea, qui œuvre surtout dans le domaine des médias, mais qui possède aussi des intérêts miniers. Un autre joueur important, Comexhidro, est pour sa part associé à Innergex énergie renouvelable, une entreprise canadienne dont le siège social est à Longueuil.

On a prévu construire dans la Sierra dix barrages, de ceux qu’on nomme « de nouvelle génération » : on entube toute l’eau de la rivière, qui parcourt ainsi plusieurs kilomètres sous terre avant d’atteindre le groupe de turbines-alternateurs, situé assez loin en aval, ce qui accroît la force motrice de l’eau. Les conséquences les plus directes sont que, alors qu’on inonde la vallée en amont du barrage, en aval, la rivière disparaît pendant des kilomètres, avant de reparaître dans la salle des turbines ! Dans toute la zone, il faudrait détruire champs de maïs et caféières pour construire, à flanc de montagne, les voies d’accès et les lignes à haute tension.

Ces dernières années, les projets se sont mis à se multiplier rapidement : en pays nahua, cinq barrages sur la rivière Apulco ; en pays totonaque, un sur la Zempoala et trois sur l’Ajajalpan. Quand les communautés affectées ont pris connaissance des projets, les premières résistances se sont manifestées au niveau local. Ainsi, le 6 octobre 2012, à Zapotitlán de Méndez, agglomération totonaque située sur les rives mêmes de la Zempoala et qui serait directement touchée par tout malfonctionnement du barrage, 1000 résidentes et résidents réunis en assemblée se sont opposés au projet. Invitée à présenter son point de vue, la société Ingdeshidro, qui était déjà en train d’acheter des terrains, n’est jamais venue.

À travers sa filiale Deselec 1, Comexhidro se prépare de son côté depuis 2009 à la mise en œuvre de son projet, qui implique deux barrages, l’un sur la rivière Ajajalpan et un autre sur l’un de ses affluents ; déjà ses agents faisaient pression sur les cultivateurs riverains pour qu’ils vendent leurs terres. En aval, sur la même rivière, Grupo México a aussi obtenu un permis pour un barrage dans la municipalité d’Olintla, dont les autorités étaient très favorables au barrage. C’est là que la résistance active s’est d’abord manifestée : en décembre 2012, les habitant·e·s du village d’Ignacio Zaragoza ont dressé un piquet devant les bulldozers qui ouvraient la première piste ; ils et elles ont retenu la machinerie pendant plusieurs semaines.

L’eau intéresse aussi au plus haut point les entreprises minières. L’entreprise mexicaine Autlán Minerales a obtenu trois vastes concessions, qui couvrent une partie des munícipes de Tlatlauquitepec et de Yaonahuac, et tout le sud du munícipe de Cuetzalan. En plus des gisements miniers, cela assure son approvisionnement en eau, tout en mettant en péril celui des 47000 Cuetzaltecos, les habitant·e·s de la région.

Une forte mobilisation régionale

Réalisant que les projets hydroélectriques, par leur ampleur, débordent largement le cadre communautaire, plusieurs organisations de la région, autant nahuas que totonaques, ont vu la nécessité de coordonner leurs efforts et ont créé en 2012 le Conseil Tiyat Tlali (« terre » dans les deux langues amérindiennes).

L’un des premiers gestes de Tiyat Tlali fut d’envoyer un groupe de soutien aux protestataires d’Ignacio Zaragoza. Les autorités municipales d’Olintla ripostèrent violemment en séquestrant les manifestant·e·s pendant 24 heures. La répression a donné une résonnance imprévue à la lutte : même la presse nationale en a parlé. Un mois plus tard, Grupo México annonçait l’abandon du projet, marquant ainsi la première victoire autochtone face aux entreprises hydroélectriques dans la région. En 2014, un militant totonaque d’Ignacio Zaragoza, membre de Tiyat Tlali, alla prendre le pouls des habitant·e·s d’Altica et de San Felipe Tepatlán, en amont sur l’Ajajalpan. Il y trouva beaucoup de mécontent·e·s avec le projet Puebla 1, qui allait leur « enlever leur rivière » : elle jouxte leurs plantations et ils y pêchent, sans compter le sable qu’apporte chaque crue et qu’ils utilisent dans la construction de leurs maisons.

Avec l’appui logistique de Tiyat Tlali, il s’est formé un comité et on a organisé des assemblées d’informations. Au cours de l’une d’entre elles, le 6 juin 2015, après avoir écouté les arguments présentés par le président de Comexhidro, Mauricio Justus, on a décidé de rejeter le projet. Le maire de Tepatlán, présent à l’assemblée, accepta même par écrit de révoquer le permis de changement d’usage du sol octroyé par son prédécesseur. Au cours de ce même mois, au nom de trois communautés affectées par les barrages, on présenta une demande d’injonction contre le projet Puebla 1, que les instances judiciaires étudient encore au moment d’écrire ces lignes.

Les projets hydroélectriques n’impliquent pas seulement la construction de barrages et l’approvisionnement des mines. L’énergie produite dans les turbines de Puebla 1 serait exportée au Veracruz voisin grâce à une ligne de haute tension d’une quarantaine de kilomètres. Une autre ligne traverserait le territoire de Cuetzalan depuis l’extrémité nord-est jusqu’au chef-lieu, au centre-ouest, où seraient installés les transformateurs. Sur plus de la moitié de son parcours, cette dernière ligne traverse des zones rurales densément habitées. Or, des études récentes montrent le danger pour la santé que représente le champ magnétique émis par les lignes de haut voltage : une incidence de leucémie plus élevée que la normale chez les enfants de moins de 4 ans qui vivent à moins de 100 mètres des lignes et une fréquence plus élevée de la maladie d’Alzheimer parmi les adultes qui travaillent à l’intérieur d’un champ magnétique.

Bien qu’elles aient été informées de ces dangers, les autorités municipales de Cuetzalan ont autorisé, en septembre 2016, la construction de la ligne, en soutenant que ce genre de projet ne faisait pas partie de ceux qu’interdit le Plan d’aménagement en vigueur (mines, barrages et extraction d’hydrocarbures). Face à l’inutilité de leurs démarches, au cours de la dernière semaine d’octobre, les organisations autochtones ont occupé, à Cuetzalan même, le terrain sur lequel on s’apprêtait à installer les transformateurs.

En 2013, la société Galla annonçait la construction d’un barrage hydroélectrique sur la rivière Apulco, en pays nahua, près du village de San Juan Tahitic. L’année suivante, la société ICA (Ingenieros Civiles y Asociados) rendait public un autre projet, de plus grande envergure encore, à quelques kilomètres en amont. Il s’agit d’un ensemble de quatre barrages interreliés, également de nouvelle génération, ce qui affecterait le cours de la rivière sur 26,5 km.

La mobilisation sur le haut Apulco s’est d’abord faite au niveau communautaire. Les habitant·e·s de Tahitic ont la réputation d’être très combatifs. Dès qu’ils ont connu le projet de Galla, ils sont allés « accueillir » les ingénieurs civils qui venaient faire les premières études sur le terrain en leur bloquant la route. À la deuxième tentative, ils ont crevé les pneus du véhicule. Galla a fini par suspendre – jusqu’à ce jour – les travaux.

Face au vaste projet d’ICA, plusieurs villages riverains de l’Apulco se sont unis dans un même front de lutte : les Comités de défense de la rivière Apulco. En septembre 2016, le secrétariat de l’Environnement et des Ressources naturelles (SEMARNAT selon l’acronyme en espagnol) a rejeté le projet de barrages d’ICA, en invoquant les lacunes qui concernent les impacts sur l’environnement très particulier de la vallée de l’Apulco… ce qui rejoint exactement les critiques formulées par les comités de défense.

Démarches judiciaires et actions directe : une stratégie qui fonctionne

En basse montagne, tant en pays nahua qu’en pays totonaque, les projets hydro- électriques, qui affecteraient plusieurs communautés, ont suscité des réponses régionales. La lutte pour l’eau est étroitement associée à la défense du territoire, qui a de profondes racines, tant historiques que cosmiques : des divinités protectrices gardent les montagnes et les rivières. En pays nahua, la réalisation des assemblées d’information et la création des comités pour la défense de l’eau et du territoire ont été facilitées par la présence d’un réseau bien établi de coopératives locales. Les assemblées massives, qui se tiennent tous les deux mois dans l’une ou l’autre des communautés, permettent de renforcer les maillons les plus faibles en montrant la force de l’ensemble.

Dans les villages totonaques des vallées de l’Ajajalpan et de la Zempoala, le réseau des catéchistes et des communautés ecclésiales de base a joué et joue encore un rôle similaire et peut mobiliser assez largement les populations. Dans la vallée de l’Apulco, plus hétérogène, la mobilisation s’appuie autant sur les énergies locales (comme le travail pastoral de l’Église et des laïques engagés) que sur l’appui du mouvement de basse montagne.

En plus des démarches légales, les comités font pression sur les élu·e·s. Connaissant leur capacité limitée d’influencer les autorités supérieures, les organisations consacrent beaucoup d’efforts au niveau municipal. Selon la loi mexicaine, la mise en œuvre d’un projet minier, hydroélectrique ou pétrolier exige que le maire signe un document dans lequel il autorise le changement d’usage du sol. Dans 6 municipalités totalisant 150000 personnes, les démarches effectuées auprès des autorités furent suffisantes pour que ces dernières les déclarent « zones libres de mégaprojets ». Dans d’autres, comme Olintla, où le maire était un partisan irréductible du barrage, les opposant·e·s ont attendu les élections municipales suivantes et ils ont proposé leur appui à l’un d’entre eux, qui s’est engagé par écrit à ne permettre aucun mégaprojet à l’intérieur des limites municipales ; ce candidat a remporté l’élection.

Les Autochtones ont recours à l’action directe pour appuyer les démarches légales quand elles sont paralysées ou pour accroître les pressions politiques quand les démarches légales s’avèrent insuffisantes. On se souvient qu’en décembre 2012, des dizaines de militant·e·s de toute la région étaient allés appuyer le blocage de la machinerie lourde par des Totonaques d’Ignacio Zaragoza, qui protestaient contre la construction du barrage de Grupo México. Malgré la répression immédiate, cette action, par son impact sur les médias, eut un retentissement national et contribua à l’abandon du projet par l’entreprise. C’est le même objectif que poursuivent ceux et celles qui occupent, depuis octobre 2016, le site de la centrale électrique de Cuetzalan, point d’arrivée d’une ligne à haute tension à laquelle s’opposent les organisations locales.

Il est important de noter que malgré certains reculs, la stratégie adoptée par les peuples autochtones de la Sierra Nororiental contre les mégaprojets s’est avérée efficace. Autlán Minerales n’a jamais commencé ses forages à Cuetzalan. Grupo México a abandonné son projet hydroélectrique à Olintla. Galla a suspendu le sien à San Juan Tahitic et ICA voit son plan rejeté par le SEMARNAT. Aucun de ces mégaprojets n’a encore été mis en marche.

Dans tout le processus, on peut voir comment les représentations et les valeurs autochtones fondamentales ne sont pas annulées par la modernisation (éducation, communications), mais peuvent être reconfigurées pour servir de base à une modernité appropriée par la majorité.

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