Reprendre possession de l’éducation

No 69 - avril / mai 2017

États généraux de l’enseignement supérieur

Reprendre possession de l’éducation

Entretien avec Jean Murdock

Claude Vaillancourt

Le milieu de l’éducation supérieur en a assez de se faire dicter ses priorités par les gouvernements et les directions d’établissement après un minimum de consultations. Pour remédier à cette situation, des États généraux de l’enseignement supérieur (EGES) auront lieu les 18, 19 et 20 mai prochains. Propos recueillis par Claude Vaillancourt.

Ces EGES regrouperont les principaux intervenants dans ce secteur : personnel enseignant, étudiant·e·s, professionnel·le·s, employé·e·s de soutien, groupes d’éducation populaire. Avec un objectif précis : redéfinir l’éducation supérieure selon les véritables besoins du milieu et en fonction de l’intérêt de l’ensemble de la société.

À bâbord ! a rencontré Jean Murdock, secrétaire général de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), l’un des organisateurs de cet ambitieux événement.

À bâbord ! : D’où vient l’idée d’organiser des États généraux de l’enseignement supérieur ?

Jean Murdock : C’est une idée qui n’a cessé de nous préoccuper depuis le printemps étudiant de 2012. Rappelons que le Parti québécois, lorsqu’il a pris le pouvoir après ces événements, a mis en place un Sommet sur l’enseignement supérieur qui a été insatisfaisant pour l’ensemble du milieu. Il en est ressorti cinq « chantiers » qui n’ont pas vraiment abouti et qui n’ont pas donné lieu à des décisions significatives. De plus, certains acteurs ont été écartés de ce sommet, l’ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante) principalement, parce que le ministre de l’Enseignement supérieur d’alors, Pierre Duchesne, refusait d’entendre parler de la gratuité scolaire, l’une des grandes revendications de cette association. À la fin de ce sommet, en février 2013, l’idée d’organiser des états généraux a pris de l’ampleur : ce serait une occasion idéale pour discuter d’éducation en dehors des cadres fixés par le gouvernement.

ÀB ! : Comment a-t-il été possible de réunir les principaux acteurs du milieu de l’enseignement supérieur ?

J. M. : Les compressions budgétaires en éducation et les mesures d’austérité du gouvernement Couillard ont rendu ce projet encore plus nécessaire. Les conditions de travail, de moins en moins bonnes, dans les établissements d’enseignement supérieur ont eu un impact majeur sur l’enseignement, la recherche et l’aide aux étudiant·e·s et à l’enseignement.

Nous partageons aussi l’impression que l’éducation humaniste telle que nous la concevons est de plus en plus remplacée par une vision marchande de cette activité sociale. Ce qui s’illustre par exemple par les projets de tarification, par la soi-disant nécessité de payer sa « juste part », par l’argument de l’« utilisateur-payeur ». Tout cela provient d’un lexique propre à l’approche managériale et à l’entreprise privée.

La motivation de se regrouper et de partager des analyses de la situation était donc grande. Il nous faut nous réapproprier l’enseignement supérieur, trouver des points de convergence qui nous permettront de défendre le point de vue des principaux artisans et bénéficiaires de l’enseignement supérieur, et non plus nous faire imposer des choix avec lesquels nous ne sommes pas d’accord.

La FNEEQ a organisé deux événements sur l’enseignement supérieur pour vérifier s’il y avait bel et bien un intérêt pour un tel forum : le public était au rendez-vous et plus d’une douzaine de groupes, les plus importants en enseignement supérieur, ont voulu poursuivre la démarche. Par la suite, l’organisation concrète des États généraux s’est mise en marche. Le Forum social mondial de Montréal en août 2016 s’est ensuite imposé comme un important rendez-vous et a permis de travailler collectivement par l’organisation d’un « comité autogéré espace éducation ». De plus, le collectif a proposé un atelier portant sur la tenue d’États généraux au Québec dans le cadre des activités du FSM. Cette initiative nous a permis de donner une plus grande visibilité à l’enseignement supérieur et à notre projet.

En conclusion, il nous faudra aller au-delà d’une grande déclaration de principe et de constats sur la situation actuelle en enseignement supérieur. Il faut nous concentrer sur la recherche d’idées rassembleuses pour changer la trajectoire des dernières années en enseignement supérieur et réfléchir aux moyens à prendre pour influencer les décisions politiques nous concernant.

ÀB ! : Quelles sont les principales difficultés de l’enseignement supérieur au Québec, les principales problématiques qui seront abordées pendant les EGES ?

J. M. : Au cours de nos réunions et dans nos discussions, trois grands enjeux sont ressortis : le financement de l’éducation supérieure ; sa mission ; et son accessibilité financière, géographique et sociale. Nous aborderons les thèmes selon leur importance de façon globale lors de grandes conférences ou de façon plus spécifique en ateliers. Nous aurons à élaborer une réflexion sur des sujets plus généraux, par exemple l’avenir de l’enseignement supérieur, ou sur des sujets qui nous concernent de façon plus immédiate, comme la proposition du gouvernement de créer un conseil des collèges, un conseil des universités et une commission mixte de l’enseignement supérieur. Nous terminerons par une plénière au cours de laquelle nous établirons un plan de travail qui devrait nous mener aux prochaines élections provinciales prévues en octobre 2018.

ÀB ! : Comment pensez-vous pouvoir influencer les décisions à prendre en ce qui concerne l’éducation supérieure ?

J. M. : D’abord, le fait d’être un collectif large regroupant les principaux artisans et bénéficiaires de l’enseignement supérieur nous donne une légitimité certaine qui nous permet de bien faire connaître et de bien défendre les besoins du milieu. Tout ce travail en coalition doit aussi respecter les processus décisionnels des organisations participantes, qu’elles soient très organisées ou plus informelles. Quoi qu’il en soit, la volonté exprimée par des organisations de dépasser les constats et de débattre de solutions donne une grande cohérence à l’événement. On espère construire un levier politique pour nous permettre de nous donner une solide prise sur les décisions qui nous concernent. En ce sens, il faudra poursuivre le travail au-delà de ce premier rendez-vous.

ÀB ! : Croyez-vous qu’au Québec, il soit possible de s’opposer aux tendances internationales, surtout en ce qui concerne la concurrence entre les établissements et la marchandisation de l’éducation ?

J. M. : Il s’agit là d’un grand défi ! Cela nous ramène aux traités de libre-échange, sur lesquels nous semblons avoir si peu d’emprise. Dans ces traités, on tente depuis longtemps d’inclure les services publics. Déjà, certaines brèches ont été ouvertes, touchant notamment les services municipaux. Jusqu’à maintenant, l’éducation a réussi à se protéger, mais la menace d’une plus grande privatisation par le biais de ces accords est constante, d’autant plus que le marché de l’éducation pourrait être particulièrement lucratif.

Il faut comprendre que l’intrusion du secteur privé en éducation, souvent sous la forme de partenariats, rend celle-ci plus vulnérable au sein d’un marché mondialisé du savoir. Le contexte actuel de mondialisation est très inquiétant. D’autant plus que plusieurs gouvernements, dont le nôtre, refusent de retirer entièrement certains secteurs de l’économie des accords de libre marché, comme l’éducation, qui profite d’une protection limitée. L’élection de Donald Trump aux États-Unis et la nomination de Betsy DeVos comme secrétaire à l’Éducation dans son administration, qui est une grande partisane du libre marché en matière d’éducation, représentent une menace de plus à l’éducation comme service public.

Il faut poursuivre la réflexion sur ces sujets avec nos alliés, comme l’Internationale de l’éducation, un grand syndicat international comptant 33 millions de membres, qui suit de près notre démarche. Nos délibérations sur la marchandisation de l’éducation s’inscriront ainsi dans un cadre plus large, en lien avec une lutte qui s’organise à l’échelle internationale.

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