Développement urbain. Mégalomanie et mégaprojets immobiliers

No 84 - été 2020

Société

Développement urbain. Mégalomanie et mégaprojets immobiliers

Claude Vaillancourt

Une fièvre s’empare des promoteurs immobiliers au Québec. À l’ère de la compétitivité, ces derniers cherchent à construire les projets les plus gros, les plus hauts, les plus luxueux. Si chacun d’eux se réalise, les profils de nos deux grandes villes ne seront plus les mêmes. De grandes tours sans caractère viendront obstruer la vue et enlaidir le paysage.

À Montréal, des entreprises ont lancé trois projets qui rivalisent pour ériger l’immeuble le plus élevé en ville : Maestria, avec deux tours dont une de 61 étages, le 1 Square Philips qui vise quant à lui 60 étages de haut, alors que Victoria sur le Parc part perdant avec ses 58 étages. Le méga projet Royalmount ne s’élèvera pas au-dessus de 50 étages, mais compensera ce manque d’ambition par une expansion sans pareille, avec le plus gros centre commercial en ville et une vingtaine de tours de différents formats, d’après les images diffusées. Québec est aussi de la partie : la ville aurait sa grande tour, avec le projet Le Phare, 65 étages, pilier trop visible dans un magnifique paysage.

Avec la crise du logement dans nos villes, on pourrait croire que ces nouvelles constructions répondent à un besoin important. Mais tous et toutes ne seront pas les bienvenus dans ces édifices rutilants. On table plutôt sur le luxe et le prestige. On y trouvera des studios chics, penthouses fastueux, hôtels très étoilés, « aires de vie » (piscines, spa, salles de projection, etc.). Et dans la mesure du possible, il n’y aura pas de logements sociaux.

Il semble évident qu’en cette période d’urgence climatique, il s’agit précisément du type de développement à éviter. Les bons modèles ne sont pourtant pas difficiles à trouver. Il nous faut des quartiers bien densifiés, avec des commerces de proximité, des immeubles de 3 à 6 étages, du transport en commun, des écoles, cliniques, bibliothèques, parcs, des perspectives, des aménagements piétons, des pistes cyclables. Et beaucoup de logements sociaux. Encore mieux, il existe d’importants modèles d’écoquartiers avec les mêmes caractéristiques et qui permettent en plus de réduire au maximum les émissions de carbone, tout en se distinguant par leur grand respect de l’environnement.

Les nouveaux projets de gratte-ciel ne feront qu’empirer l’urbanisation très défaillante du Québec. Nous devons présentement subir les effets dévastateurs de l’étalement urbain qui dissémine la population sur de grands espaces, avec tous les inconvénients qui s’ensuivent : recours systématique à l’automobile, gaspillage de bonnes terres, coût élevé des infrastructures, etc. La réponse à ce problème n’est certes pas une hyper densification. Entre le trop et le pas assez, il semble clair que le laisser-faire en matière d’urbanisme nous entraîne dans une série de mauvaises décisions dont nous subissons largement les effets.

De la folie des grandeurs à la cupidité

Bien sûr, nous ne sommes pas seuls à subir les plans de promoteurs mégalomanes. Il existe aujourd’hui une course folle pour la construction du plus haut gratte-ciel au monde. On croyait avoir vu le fin mot de l’histoire avec le Burj Khalifa, à Dubaï, 163 étages et 828 mètres de haut, qui dépasse de pas moins de 319 mètres le Tapei 101, occupant auparavant le rang de plus haut édifice au monde. Mais les Saoudiens veulent aller encore plus loin avec la Kingdom Tower, un immeuble d’un kilomètre de haut et de 167 étages. Continuera-t-on ainsi jusqu’au plus spectaculaire écroulement d’un édifice de l’Histoire ?

Fort heureusement, nous sommes loin encore de cette démesure babélienne au Québec. Mais la surenchère de projets en hauteur et en largeur lancés par des promoteurs immobiliers refusant de s’intégrer dans un plan global d’urbanisme a de quoi inquiéter. L’idéologie du libre marché et du laisser-faire économique permet à des projets fous de voir le jour sans qu’on ne tienne compte de l’intérêt collectif, ou d’une vision plus cohérente de la ville, approuvée par celles et ceux qui y vivent [1]. Le documentaire Main basse sur la ville de Martin Frigon montre bien comment permettre n’importe quoi dans Montréal a été l’un des lourds héritages du règne du maire Gérald Tremblay. La construction de tours par des promoteurs qui en ont profité a transformé un centre-ville convivial et à dimension humaine. On y trouve maintenant trop de corridors formés par des édifices froids, laids, banals, qui attirent le vent et soulèvent la poussière. Un gâchis qui est là pour rester et qu’on voudrait accentuer.

La logique des promoteurs échappe trop souvent à ce qui est utile pour le plus grand nombre. Un projet éléphantesque a l’avantage d’attirer l’attention et de flatter les appétits mégalomanes. Mais surtout, avec la crise de l’immobilier, il s’agit là de superbes occasions d’affaires et de nouveaux terrains de jeu pour les spéculateurs [2]. Les futurs gratte-ciel québécois ne seront pas des tours à bureaux, mais bien à appartements, qui sont vendus avant même que l’édifice ne soit terminé. Ces logements peuvent être achetés et revendus, toujours avec une bonne marge de profit, sans même qu’ils ne soient habités. Ils intéressent particulièrement les investisseurs étrangers, une clientèle cible selon les promoteurs. Il devient évident que, malgré la quantité importante de nouvelles unités disponibles, ces immeubles ne régleront pas le problème du logement à Montréal, et encore moins pour les personnes qui ne gagnent pas de hauts revenus.

Le cas Royalmount

Le lancement du projet Royalmount, il y a quelques années, a fait dresser les cheveux sur la tête de bien des individus préoccupés par l’urbanisme. Il s’agissait d’un plan monstrueux, un centre commercial géant dans une zone qui ne manque pas de centres commerciaux, avec hôtels de luxe, salles de spectacle, immenses stationnements. Tout cela situé au croisement des autoroutes 520 et 40, l’une des zones les plus congestionnées au Canada, qui ne pourra certes pas absorber le surplus de circulation causé par ce centre herculéen.

Ce projet a provoqué tant de réactions outrées qu’une commission municipale a été créée pour en examiner ses effets. La conclusion du rapport, selon laquelle il fallait « un temps d’arrêt pour planifier le développement du secteur Namur/De la Savane, de manière intégrée et durable » ne semble pas avoir été suivie. Le promoteur, Carbonleo, est cependant retourné à sa table de travail et a trouvé l’angle idéal pour rendre son projet socialement acceptable : il s’agissait tout simplement de le tapisser de vert, répondant ainsi aux préoccupations environnementales des Québécois·es. Mais derrière les belles intentions et le désir de nous bercer avec des mots plaisants comme « carboneutralité » et « certifications LEED », les mêmes problèmes demeurent : un lieu aux dimensions gigantesques, plus de 8000 places de stationnement, une circulation infernale en périphérie, un centre qui déséquilibrera l’offre commerciale de Montréal. Et aucun logement social en vue. Parmi les principales victimes de Royalmount, on retrouvera les commerces de proximité de Montréal, qui sont pourtant la vie et l’âme de ses quartiers.

Malgré ses tentatives d’écoblanchiment, Royalmount est un projet d’une autre époque, un quartier privé pour les riches. Il se construit sur le territoire de Ville Mont-Royal, une niche du 1 % les plus riches, l’une des villes les plus aisées au pays. Royalmount répond à un principe auquel on ne peut plus adhérer : celui de fabriquer de la croissance par un effet d’obsolescence. Ce projet arrive à un moment où une autre création de Carbonleo, le DIX30, ne profite plus de l’effet de mode qui l’avait propulsé à ses débuts. D’autres centres commerciaux voisins ont perdu eux aussi de leur nouveauté. Il faut alors construire vite un projet plus beau, plus gros, plus « in » pour attirer le public, jusqu’à ce qu’on en conçoive un autre quelques années plus tard, plus neuf, plus fou. Voilà une logique de surenchère et de gaspillage dont il est impératif de sortir.

Le mieux et son contraire

La Ville de Montréal a pourtant dans son sac le type de développement sur lequel on devrait s’aligner. Le projet de réaménagement des terrains de Molson Coors prévoit d’inclure une promenade fluviale, un parc, une école et des logements sociaux. Le quartier qui sera bâti sur le site de l’ancien hippodrome sera quant lui carboneutre (cette fois, on peut y croire), favorisera d’intéressantes pratiques écologiques tout en intégrant une école, des garderies, un centre communautaire, des commerces, des bureaux, des logements abordables et sociaux. On espère que ces nouveaux lieux seront à la hauteur de ce qui est annoncé.

Il faudrait pouvoir bloquer les grands projets annoncés. Le Phare à Québec semble avoir du plomb dans l’aile. Son promoteur, le Groupe Dallaire, a de la difficulté à trouver des investisseurs et la Ville a refusé de relier le futur complexe à son projet de tramway. Si bien que sa survie est clairement menacée. Royalmount, de son côté, fait face à une forte opposition qui remet en question, entre autres, le pouvoir d’une seule petite ville, Ville Mont-Royal (qui profitera ainsi de taxes bien sonnantes), de décider d’un plan aussi néfaste pour les villes qui l’entourent. Une intervention ferme des gouvernements du Québec et de Montréal pourrait mettre fin à cette folie.

Tous les cas dont nous avons parlé nous ramènent à une question fondamentale : à qui appartient la cité ? À constater à quel point ces projets sont néfastes, à quel point leurs effets négatifs persisteront à très long terme, il devient évident qu’on doit tout faire pour ne pas abandonner nos villes aux mains des promoteurs immobiliers, eux qui jouissent de beaucoup trop de pouvoir à l’heure actuelle.


[1Lire à ce sujet B. Clennett, J.-P. Couture, A. Elboujdaïni et B. Roy, « Mégaprojets à Gatineau. De Wrightville à Brigilville ? », À bâbord !, no 63, mars 2016. Disponible en ligne.

[2Voir Ariane Gagné, « Montréal, espace réservé », À bâbord !, no 47, janvier 2013. Disponible en ligne.

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