Montréal, espace réservé

No 047 - déc. 2012 / jan. 2013

Municipalisme

Montréal, espace réservé

Ariane Gagné

C’est la sociologue Ruth Glass qui, dans les années 1960, a pour la première fois parlé de « gentrification » pour désigner la colonisation progressive par une population nantie des quartiers populaires entourant la ville de Londres. Et comme ceux de Londres, de Paris, de New York et d’autres grandes villes du monde, les quartiers populaires de Montréal sont convoités. À la Ville, on parle de réaménagement, de renouveau, de revitalisation pour légitimer la migration forcée de résidentEs et faire place à une population de plus haut standing. Portrait d’une dynamique préoccupante.

Le Plateau Mont-Royal est le plus accompli des quartiers embourgeoisés de Montréal. Majoritairement ouvrière avec certaines familles bourgeoises situées notamment sur le boulevard Saint-Joseph, la population du Plateau déménage massivement vers la banlieue après la Première Guerre mondiale. Les terrains vacants n’y sont pas trop chers et les promoteurs immobiliers peuvent y engranger des profits importants. « C’était les Trente Glorieuses, une période pendant laquelle la construction neuve en banlieue était vendue et archi-vendue, explique Paule L’espérance, du Comité logement du Plateau Mont-Royal. Ce mode de vie correspondait à un grand progrès pour les gens aisés, qui pouvaient emménager dans des maisons quatre fois plus grandes que leur logement en ville, et pour la classe ouvrière qui, elle, accédait à la propriété.  » Entre 1986 et 1996, le Plateau perd presque la moitié de sa population et de ses jobs du secteur manufacturier. Les personnes qui demeurent en ville – chômeurs-euses, retraitéEs, travailleurs-euses précaires – sont pour la plupart celles qui n’ont pas les moyens de contracter une hypothèque.

Un quartier n’attend pas l’autre

Dans les années 1970, les premiers gentrificateurs arrivent sur le Plateau : personnes seules, artistes, étudiantEs et intellectuelLEs, prêts à acheter des immeubles en mauvais états et à les rénover. De petits spéculateurs et courtiers immobiliers commencent aussi à affluer, flairant la bonne affaire et saisissant tout le potentiel de recapitaliser un quartier délaissé par une partie de ses habitantEs. Les loyers se mettent à augmenter, des logements sont rasés et des condos haut de gamme érigés. Les commerces destinés à une clientèle ouvrière cèdent la place aux épiceries fines, restaurants chics, cafés à la mode et boutiques de design particulièrement affectionnés par la nouvelle petite bourgeoisie, comme la désignait Pierre Bourdieu ; cette classe moyenne à aisée parfois qualifiée de yuppies ou de bobos très présente dans la publicité, les médias et les nouvelles technologies ainsi que dans l’industrie culturelle et du divertissement.

Progressivement, l’imaginaire de plusieurs quartiers populaires est transformé par le filtre médiatique. Partout, on vante le charme discret de la nouvelle révolution urbaine. Dans des quartiers qu’on croyait déshérités, on n’en finit plus de trouver de nouveaux spots bobos dont les cahiers « Art de vivre » des médias sont friands : galeries d’art, cafés-théâtres, clubs de gym spécialisés, salons de thés, bouquineries, bars à vin, bistros-lounge. Le développement urbain et culturel achevé, le Plateau est même classé parmi les quartiers les plus tendances en Amérique du Nord par le célèbre magazine Wallpaper.

Avec une quinzaine d’années de décalage, le quartier Villeray connaît lui aussi un processus d’embourgeoisement avancé. Alors que plus de 40 % de ses résidents et résidentes vivent sous le seuil de faible revenu, on remarque une nette transformation des services de proximité dans la partie ouest du quartier. Des bistros fusion apparaissent aux côtés des restaurants à sushis très fréquentés. Une ancienne taverne est convertie en un bar de quartier toujours plein. Les amoureux de fruits et légumes frais et de produits fins ne sont pas en reste avec le très fréquenté marché Jean Talon.

La gentrification se vit aussi dans Centre-Sud, où le phénomène est accéléré par le Village gai, dans Rosemont, avec la très mignonne petite rue Masson qui se développe ; dans Saint-Henri, avec la construction de condos le long du canal Lachine… Hochelaga-Maisonneuve n’y échappe pas non plus, comme en témoignent son marché Maisonneuve et sa Place Valois, qui ont pignon rue Ontario. « Aujourd’hui, on ne va plus vivre à Hochelagu’, on va vivre à Homa », illustre Philippe Hurteau, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS). Tous les quartiers y passent ; d’ailleurs, en 2011, c’est tout Montréal qui s’est vu attribuer par le New York Times le titre de « hip city » et incluse dans le club sélect des 10 villes les plus branchées de la planète, aux côtés de Barcelone, Berlin et Copenhague.

La chute libre de l’industrie manufacturière et la transformation du tissu commercial créent par ailleurs dans les quartiers de gentrification avancée beaucoup d’emplois précaires, non syndiqués et au salaire minimum, souvent dans la restauration et le commerce de détail. Selon une étude de l’Agence métropolitaine de transport, 82 % des travailleurs et travailleuses du Plateau habitent des quartiers éloignés. A contrario, ses résidentEs sont nombreux-ses à occuper des emplois spécialisés au centre-ville.

La spéculation bat son plein

Depuis 1990, des condos poussent comme des champignons un peu partout à Montréal. La Ville, dont les revenus dépendent principalement des taxes foncières, voit plutôt d’un bon œil ce boom immobilier. Selon Philippe Hurteau, ce qui se construit en dit long sur qui on veut voir habiter le quartier. « Quand il y a une transition rapide et massive du logement locatif vers le condo dans un quartier donné, c’est qu’on cherche spécifiquement à y installer une clientèle bien ciblée, des gens dont les revenus sont assez élevés pour pouvoir accéder à la propriété.  »

Griffintown, le plus vieux quartier ouvrier en Amérique du Nord, déserté après la fermeture du canal Lachine, représente bien cette volonté d’attirer une nouvelle classe de résidents. « D’un seul coup, le tissu démographique de tout un quartier est transformé », souligne le chercheur. Le promoteur Devemco compte y construire 8 000 nouveaux condos ; 4 000 le sont déjà ou en voie de l’être. Tout se passe en fait comme si le condo était la seule façon de se loger.

Damaris Rose, chercheure à l’Institut national de recherche scientifique (INRS), précise d’ailleurs que l’achat d’un condo est vu comme un filet de sécurité pour assurer ses vieux jours. Puisqu’on peut de moins en moins se fier aux régimes de retraite, il est en train de devenir, à tort ou à raison, la principale façon d’épargner. « Mais c’est dangereux de tout miser là-dessus, parce que l’achat d’un condo, c’est énormément de dépenses  », souligne-t-elle.

On veut donc donner une image de marque à la ville pour attirer des sièges sociaux prestigieux et des lieux culturels attractifs, des investisseurs d’envergure et des cadres supérieurs, sans oublier des festivals lucratifs et des touristes friqués. Les maquettes très tape-à-l’œil des projets immobiliers qui redéfiniront le paysage urbain de Montréal d’ici 2025 laissent déjà présager une ville qui semble tout droit sortie d’un film de science fiction, où des tours à vocations multiples – comme la tour Rocabella et ses 35 étages du 1300 boulevard René-Lévesque Ouest, l’îlot Overdale voisin ou encore le Peterson, qui surplombera la rue de la Concorde et la Place University–Saint-Jacques – se dressent dans une ville hyper-aseptisée. Montréal et ses partenaires privés s’activent pour mettre en œuvre leur vision de la ville embourgeoisée et l’élever au rang de projet politique.

Des millions sont investis dans l’opération. Plusieurs investissements publics visent précisément à favoriser l’accès à la propriété privée et l’implantation de nouveaux commerces. De grandes artères sont réaménagées, des espaces verts constitués, le réseau de transport en commun amélioré pour attirer les personnes qu’on désire voir habiter ces secteurs. L’ex-président du comité exécutif et responsable de l’urbanisme pour Montréal, Michael Applebaum, a d’ailleurs annoncé en octobre 93 millions $ pour l’aménagement de parcs, l’acquisition de terrains et la réfection de certaines artères dans Griffintown, dont la rue Ottawa, qui sera convertie en corridor culturel.

Bien sûr, toute l’entreprise a un impact sur le coût des logements des quartiers touchés. Incapables d’assumer les augmentations de leur loyer, plusieurs ménages décident de se déplacer vers la périphérie. Et le marché du logement locatif, lui, est presque complètement abandonné par le secteur privé. « À Montréal, il se construit onze condos pour une unité d’habitation », fait remarquer Philippe Hurteau. Comme le nombre de ménages continue à croître, notamment avec l’immigration, c’est la pénurie [1].

« On fixe des prix exorbitants pour des logements qui ne sont pas entretenus. Une fois qu’ils sont impropres à l’habitation, on les barricade et on reconstruit ensuite en élevant en hauteur », déplore Marie-José Corriveau du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU). Selon l’organisme, il faudrait créer 50 000 logements sociaux pour combler les besoins les plus urgents. Aux dernières élections, seul Québec solidaire a pris cet engagement, les autres partis étant demeurés plutôt réservés sur la question.

Des mesures peu convaincantes

Les politiques publiques pour protéger les populations vulnérables face à la construction frénétique d’immeubles à condos et aux nombreux abus ont bien peu de mordant. Selon une étude de Projet Montréal, la conversion de logements en condos sur le Plateau est passée, grâce à des astuces légales et financières, de 14 % en 2001 à 87 % en 2011, malgré le moratoire qui l’interdit.

Pour chasser les locataires, des propriétaires invoquent leur droit à la reprise de logements pour eux-mêmes ou pour un membre de leur famille. Une fois les logements vidés, ils les convertissent en condos et cumulent les profits à la revente. « Un propriétaire a payé 800 000 $ pour un sixplex l’année dernière, mentionne Paule L’espérance pour illustrer le stratagème. Il a ensuite fait de grosses pressions pour mettre les locataires dehors. Le premier est parti et dès le lendemain, son logement était en vente à 300 000 $. »

La politique d’inclusion de logements abordables dans les projets résidentiels de 200 unités et plus est aussi très peu observée. « La Ville peut s’en servir comme levier de négociations lorsque le promoteur tente d’obtenir des changements relatifs au zonage, mais bien souvent, elle ne le fait pas », explique Gaël Morin, de l’Association des locataires de Villeray. À Griffintown, par exemple, les autorités municipales ont apporté des changements de zonage avant que les promoteurs n’entrent en scène, se privant ainsi de la possibilité d’exiger en contrepartie la construction de logements sociaux. Les négociations pour l’intégration de ces logements lors de la deuxième consultation publique se limitaient donc aux parcelles de terrain qui n’avaient pas été rezonées lors de la phase antérieure. Lors de la vente de l’édifice qui a notamment abrité l’Institut des sourds et muets de Montréal appartenant aux Clercs de St-Viateur, le promoteur Thibault, Messier, Savard et ass., n’a pas non plus été forcé d’intégrer des logements sociaux à son projet de construction de 300 condominiums de luxe.

En somme, tant qu’il n’y aura pas de réformes législatives pour contrôler le coût des loyers, assurer le maintien des populations en place et construire des logements abordables, rien ne sera réglé. Malheureusement, la voie politique semble bouchée face à ce problème. La perspective de voir la vie à Montréal définitivement réservée à une classe favorisée, elle, est pourtant bien réelle.


[1Voir Philippe Hurteau, « L’immobilier : pôle d’instabilité », À bâbord !, no 46, octobre-novembre 2012.

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