No 47 - déc. 2012 / jan. 2013

Éducation

Entretien de CLASSE

Éric Martin, Gabriel Nadeau-Dubois, Ricardo Peñafiel

Réunis dans le salon d’un appartement de La Petite-Patrie, quelques membres du collectif d’À bâbord ! ont rencontré deux protagonistes du printemps érable, Éric Martin et Gabriel Nadeau-Dubois, pour faire un bilan prospectif de la lutte. Voici le distillé de deux heures de passionnants débats sur les origines et l’À-venir du mouvement.

Entre 2005 et 2012, l’élaboration d’outils d’autodéfense idéologique

Questionné d’abord sur le moment stratégique de la publication, chez Lux, avec Maxime Ouellet, de ce « petit guide d’autodéfense » (ou peut-être « d’offensive ») qu’a été Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Éric Martin raconte comment cette histoire prend racine en 2005, alors qu’il faisait partie du comité média de la CASSÉ : « On avait fait la grève autour des prêts et bourses mais on savait que le [vrai] débat sur le dégel s’en venait. Parce que la pression sur les frais de scolarité est exercée de très haut par des institutions internationales comme l’OCDE, la Banque mondiale… qui déferlent dans le monde entier. Alors nous, à l’IRIS, avec Maxime Ouellet, Simon Tremblay-Pepin, Philippe Hurteau, etc., on s’est dit : qu’est-ce qu’on peut faire pour que, quand ça déferlera sur nous, on ait déconstruit à l’avance les arguments qui circulent ailleurs et qu’on sait qu’on va nous servir. Un genre de “guide d’autodéfense intellectuelle”, pour parler comme Normand Baillargeon, une trousse ou un outil qui, en plus de déconstruire le discours de l’adversaire, mette de l’avant une autre conception de l’éducation et de la société [qui s’oppose] à la transformation globale du rôle et des finalités de l’éducation dans la société et leur branchement sur l’accumulation du capital. »

« Tous ces outils là, ajoute Gabriel Nadeau-Dubois, ont permis, avant même le début de la grève, de préparer les militants et militantes d’un point de vue idéologique, de telle sorte qu’on n’a jamais été surpris par les arguments qui nous étaient servis. » « Il y avait aussi tout le travail de terrain de votre part, renchérit Éric. Parce que tout le monde le voyait venir, ce qui fait que le travail organique et le travail idéologique se complétaient. »

De la grève étudiante à la lutte sociale

Ricardo Peñafiel : Mais le printemps érable n’a pas seulement été une grève étudiante et n’a pas porté exclusivement sur le frais de scolarité.

Gabriel : Le moment où la grève étudiante devient sociale, on ne l’a pas vu venir, on ne s’y attendait pas. […] Même quand on a senti que c’était possible, alors que les négociations étaient bloquées et qu’on a appelé à la mobilisation citoyenne, on ne savait pas trop si ça allait fonctionner. Et, finalement, c’est arrivé. Pourquoi ? Je pense qu’on n’a pas fini de se poser la question mais le fait que le conflit se soit étiré et l’attitude des libéraux envers nous, de nous refuser le statut d’interlocuteur […], de refuser d’appeler une grève une grève et de la traiter comme un boycott pour refuser le droit à la négociation aux associations étudiantes… Ce mépris-là envers le mouvement étudiant a choqué une partie de la population […] et le fait qu’on nous donnait le temps d’en parler dans les médias, ça nous a permis de faire comprendre à la population que pour nous la hausse des frais n’était qu’un symptôme d’une dérive beaucoup plus grande de l’éducation et de la société en général. Tout ça a été en gestation jusqu’à la loi spéciale ou les libéraux ont lancé une allumette dans ce [combustible] et ça s’est enflammé. C’est là que les casseroles ont commencé, que les gens ont décidé de sortir activement dans la rue.

Éric  : Quand les étudiants et étudiantes ont osé prendre la parole pour exprimer haut et fort leur vision de ce que devrait être la société […] Cela a élevé le débat à une question de principes plus générale. Alors que l’État cherche à traiter les étudiants en grève ou les contestataires comme des « individus » qui réclament des « bénéfices », les étudiants ont porté le débat à un niveau politique ou principiel où deux conceptions de la société se confrontent […]. Charest, son discours était très clair durant la grève : respect des droits individuels, stabilité économique, défense des emplois, sécurité. C’est la base du libéralisme : « Sécurité dans les jouissances privées », comme disait Benjamin Constant. Pourtant, il y a quelque chose qui déborde de tout ça, un trop plein qui s’exprime face à une société à laquelle on n’appartient que par un petit bout, par une dynamique impersonnelle.

Une élection ne (dé)fait pas le printemps

Ricardo  : Cela dit, n’y a-t-il pas une certaine amertume devant une élection qui neutralise le conflit et dans laquelle 58% des électeurs votent en faveur de partis ouvertement hostiles à la participation citoyenne ?

Gabriel : Il faut donner le temps aux idées de germer […] Quand je pense aux centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes qui ont été dans la rue plusieurs mois de suite, ça crée un bassin de personnes qui vont continuer à s’impliquer et à pousser les idées qu’elles ont défendues au printemps dernier en s’intégrant à des mouvements sociaux ou à des partis politiques comme Québec solidaire… Un peu comme on l’a eu après [la grève de] 2005 ou après [le Sommet des Amériques de] 2001, après 2012 on peut s’attendre à une vague encore plus grande de militants.

Éric : Au-delà des élections, il y a un changement culturel […] Le mouvement étudiant a réussi à placer une alternative à la « révolution culturelle » [de Bachand], en affirmant qu’une autre culture est possible, une autre manière de penser la vie et l’être ensemble est possible. Mais, ça prend du temps à assimiler. On ne peut pas passer à la caisse tout de suite.

Gabriel  : Le fait d’avoir un mouvement étudiant qui assume pleinement ses assises idéologiques, cela a beaucoup aidé à ce que ça prenne de l’envol comme mouvement populaire.

Éric  : Le monde libéral interdit de s’élever de soi-même et de faire des liens entre ce qui nous arrive comme individus et les autres ou la société en général. Alors que les étudiants ont réussi à faire cet effort d’abstraction en rétablissant un discours « de classe » (le nom le dit) et, au-delà, ils ont universalisé la lutte en dénonçant le principe de l’utilisateur payeur (qui relie la lutte contre la hausse à toutes les autres luttes) et en montrant que cette culture néolibérale est étrangère à une autre idée du Québec.

Le sommet de l’éducation et autres défis

Ricardo  : Quelles seront les suites, selon vous, de ce conflit historique ?

Éric : L’enjeu actuel est celui de l’idéologie de l’« assurance qualité » et de la « société du savoir » que le PQ va essayer de nous faire avaler comme consensus sorti du Sommet. Dans les documents préparatoires qu’ils nous ont envoyés, ils parlent de l’assurance qualité – c’est-à-dire des « indicateurs » permettant de vérifier que les « investissements » en éducation ont des impacts « économiques » positifs – et ensuite de l’économie du savoir, c’est-à-dire que par le truchement du savoir nous allons atteindre la prospérité. On braque le débat sur la question des frais de scolarité (qu’ils prétendent régler par l’indexation, sans égard pour les questions d’universalité ou d’accessibilité) et jamais on n’abordera cette manière de subordonner l’éducation à l’économie.

Gabriel  : Ça aurait pu être quelque chose comme le rapport Parent, c’est-à-dire une réflexion collective de fond sur l’éducation. Mais là, c’est un sommet traditionnel qui me semble être une manière de mettre un vernis de légitimité politique sur un projet idéologique. En agitant l’épouvantail de l’indexation, il me semble que le gouvernement veut braquer le mouvement étudiant, et notamment l’ASSÉ, là-dessus, sachant très bien que le potentiel de mobilisation sur cette question est plus limité que sur la hausse. Et, pendant ce temps-là, faire passer des questions comme l’assurance qualité et la société du savoir qui, sous couvert de bonne gouvernance, de redevabilité, de reddition de compte, de saine gestion, vont installer des mécanismes d’évaluation et d’efficience qui ne font qu’approfondir la marchandisation de l’éducation.

Éric : Le discours idéologique sur le capitalisme éducationnel ou cognitif [martèle] que le rôle de l’État c’est d’organiser des systèmes d’innovation scientifique dont le rôle est d’aider les entreprises à faire la croissance. Alors, nous, on ne doit pas seulement sauver l’éducation mais également la débrancher de la croissance, et même la brancher sur la décroissance et la sortir du capitalisme. Maintenant, qu’est-ce qu’on fait avec l’État ? Un des gros impensés du mouvement étudiant c’est cette question-là. Pour le mouvement étudiant l’État c’est quelque chose à quoi on résiste, voire même, pour des franges plus radicales, quelque chose qu’il faudrait détruire. Mais va falloir avoir un nouveau projet collectif au Québec dans lequel il y aurait un rôle pour l’État qui ne serait pas celui d’un ennemi extérieur qui détruit le commun mais comme les institutions d’un régime politique alternatif qui défende le bien commun.

Gabriel : D’un point de vue plus immédiat, le défi pour le mouvement étudiant progressiste c’est de se présenter à ce sommet-là et de retrouver le rôle de leadership qu’il avait dans les derniers mois, de reprendre le devant de la scène, de ramener ce discours-là sur le rôle de l’éducation et de forger des alliances avec les alliés qui existent, parce que l’assurance qualité, d’un point de vue de conditions de travail, pour les professeurs et les chargés de cours, c’est épouvantable […]. Mais il faut se présenter au sommet, malgré le fait qu’il soit problématique. Parce qu’il va avoir lieu et on ne peut pas se permettre de perdre ce moment là, ne serait-ce que pour mettre ces idées-là de l’avant.

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