Politique de la nuit

No 84 - été 2020

Scène musicale

Politique de la nuit

Catherine Huart

Alors que les nuits montréalaises sont largement reconnues par la richesse de la scène musicale underground, la Ville peine à déployer les moyens pour protéger la vie nocturne et développer son économie. Entrevue avec Mathieu Grondin, porte-parole de l’organisme sans but lucratif MTL 24/24.

Le 5 février 2020, la Ville de Montréal fait paraître une offre d’emploi. Elle cherche à pourvoir un poste qu’elle vient tout juste de créer : commissaire au développement économique, dont le mandat sera de développer une politique du bruit et de la vie économique. Un mandat spécifique visant la création d’un Observatoire du bruit. Il est tout de même intéressant de retracer les origines de cet observatoire que compte mettre en place l’administration Plante. Il s’agit surtout de « calmer les résidents de l’ouest de l’Île qui se plaignent du bruit de l’aéroport Dorval. Aucun rapport avec la vie nocturne  », de souligner Mathieu Grondin.

La question de la vie nocturne demeure donc entière : comment penser le cadre d’une réelle économie de nuit ? Dans un mémoire déposé à la Ville de Montréal en juin 2019, MTL 24/24 souligne l’importance de créer un comité responsable de la vie nocturne, dont le mandat ne viserait « non pas à gérer des nuisances, mais à stimuler et orienter son apport économique et son offre culturelle [1] ». « Pourquoi pas un maire de la nuit ? », propose Mathieu Grondin. Un élu qui agirait en tant que « médiateur entre la vie nocturne et la ville ». Plusieurs villes dans le monde ont un « maire de la nuit », dont Amsterdam et même Edmonton, en Alberta. « Il y a généralement deux raisons pour avoir un maire de la nuit : trouver des solutions à des enjeux [nocturnes] ou dynamiser la nuit ».

La question est pourtant loin d’être simple. Mathieu Grondin souligne à cet effet la persistance de préjugés bien tenaces sur la nuit. Préjugés qui empêchent souvent de changer l’axe de la réflexion et de l’amener vers l’idée de culture. Une culture à protéger et à valoriser puisqu’elle se déploie dans des espaces inédits de création et de diffusion. Elle contribue également de manière indéniable au développement économique urbain. Ainsi, plutôt que de placer la culture « sous le parapluie des problèmes de bruit », ce qui ne vise que l’élaboration de « mesures de réduction des effets du bruit sur les milieux résidentiels [2] », il faudrait se pencher sur des mesures alliant la médiation des nuisances et la vitalité de la vie nocturne. Changement de paradigme, de la répression à la valorisation, où le mandat d’un comité responsable de la vie nocturne serait de mettre de l’avant l’offre culturelle de la nuit.

Penser une réelle économie de nuit

Mathieu Grondin souligne qu’il y a « plusieurs organismes dans le monde qui s’intéressent à la nuit  ». MTL 24/24 est né d’un « ras-le-bol » face aux multiples difficultés que rencontrent les petits organisateurs d’événements et à la « réglementation actuelle qui n’aura contribué qu’à l’embourgeoisement de nos quartiers historiquement dédiés à la vie nocturne [3] ». Entre autres réglementations ayant affecté l’économie de la vie nocturne se trouve le projet Noise, règlement adopté par Luc Ferrandez en 2015, alors qu’il était maire de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, se traduisant essentiellement par une majoration des amendes de bruit pour les personnes morales [4]. À cette époque, Mathieu Grondin et d’autres intervenant·e·s avaient fait part au maire Ferrandez des impacts possibles de ce règlement sur les salles indépendantes possédant non pas un certificat d’occupation d’une salle de spectacle, mais un permis de bar. S’est alors produit ce qui devait se produire : plusieurs salles ont dû fermer, dont le mythique Divan orange en 2017, un incontournable de la scène locale.

Pour MTL 24/24, il faut parvenir à penser le développement d’une économie de nuit qui préserve et encourage la vie nocturne. Actuellement, cette valorisation est freinée par plusieurs éléments : interventions policières, manque de lieux de diffusion, interdiction de vente d’alcool après trois heures du matin. Les interventions policières ne signifient pas simplement interruption de la fête et amendes élevées, elles contribuent paradoxalement à pousser davantage les petits organisateurs dans « l’illégalité », accentuant par ailleurs l’image médiatique négative de la vie nocturne et affectant la survie des lieux de diffusion.

Par ailleurs, le manque de lieux de diffusion n’est pas simplement une conséquence de la majoration des amendes depuis le projet Noise. Doivent être soulignés les effets de tendances lourdes, structurelles : la gentrification des quartiers, la conversion des zones, sans compter l’impact de la loi antitabac de 2006. Un des enjeux centraux demeure toutefois l’interdiction de vente d’alcool après trois heures du matin. Comme le souligne Mathieu Grondin, la vente d’alcool tout au long de la nuit « fait en sorte que le flux de mouvements est moins condensé à trois heures du matin », se répartissant sur plusieurs heures. Une approche plus constructive que celle des interventions policières à l’heure de la fermeture des bars où une masse de gens alcoolisés envahissent d’un seul coup les rues de la ville. Bien souvent, le changement drastique d’ambiance entre le bar et la rue produit son effet que d’aucuns associeront à de la nuisance. Prophétie autoréférentielle : le cadre réglementaire crée les conditions de la nuisance, qui est pourtant médiatisée comme l’élément justifiant l’existence dudit règlement.

Pour ces raisons, d’autres villes, telles que Toronto, se sont tournées vers la légalisation de la vente d’alcool 24 h sur 24. Chose que peut faire la Ville de Montréal depuis l’adoption du projet de loi 121 augmentant son autonomie et ses pouvoirs par rapport, entre autres, aux permis d’alcool [5].

La nuit est politique

La nuit se compose d’espaces sociaux démarginalisés : les marges sociales tombent. Certes, elles sont parfois renforcées par différents mécanismes, mais « la fête en soi permet souvent de faire fi des barrières entre les gens », nous dit Mathieu Grondin. « La nuit peut être épeurante », historiquement réifiée comme telle, « mais elle peut aussi être très accueillante pour ceux qui ne fittent pas le one-size fits all du jour ».

Mais pour qu’elle soit accueillante, encore faut-il en développer une vision positive. Une vision qui suppose l’adoption d’une stratégie de développement de la vie nocturne s’appuyant sur les principes de planification urbaine : accès au transport, offre alimentaire diversifiée et surtout, enveloppes financières destinées à l’insonorisation des salles alternatives. Par la suite, il sera possible de rêver à d’autres projets : des zones festives composées de laboratoires de création et de diffusions, nous dit Mathieu Grondin. Des espaces où tous types d’artistes se rencontrent et se partagent la nuit et le jour. « La nuit est un creuset culturel et social primordial pour notre vivre-ensemble [6] ». Elle peut et doit pouvoir parler à une pluralité de gens, de groupes, d’identités, de clientèles. La nuit est politique.


[1MTL 24 / 24, Diagnostic des loisirs nocturnes montréalais, mémoire présenté à la Commission permanente sur la culture, le patrimoine et les sports de la Ville de Montréal, 7 juin 2019.

[2Philippe Renaud, « Commissaire des nuits montréalaises recherché », Le Devoir, 7 février 2020.

[3MTL 24 / 24, Diagnostic des loisirs nocturnes montréalais, op. cit.

[4Ville de Montréal, « Règlement sur le bruit ». Disponible en ligne.

[5Assemblée nationale du Québec, projet de loi n°121. Disponible en ligne.

[6MTL 24 / 24, Diagnostic des loisirs nocturnes montréalais, op. cit.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème