Mémoires vives

No 84 - été 2020

Edward Snowden

Mémoires vives

Benoît Gaulin

Edward Snowden, Mémoires vives, Paris, Seuil, 2019, 384 pages.

Edward Snowden est ce lanceur d’alerte d’origine américaine maintenant célèbre pour avoir révélé les pratiques d’espionnage numérique de la NSA (National Security Agency). Issu d’une modeste famille de la classe moyenne de la banlieue de Washington, accroc très jeune (à 12 ans) des premiers ordinateurs personnels et du Web (« devenu mon aire de jeux, ma cabane dans les arbres, ma forteresse, ma salle de classe débarrassée des murs  »), Snowden se montre, dès les premiers chapitres de ses mémoires, nostalgique du Web 1.0 synonyme, selon lui, d’expérimentation et de créativité individuelles.

Retraçant l’histoire du net des trente dernières années, Snowden écrit qu’à l’anarchie heureuse des années 1990 (un Net « fait par et pour les gens ») a succédé, à l’approche de l’an 2000, un Internet liberticide faisant de chacun de nous (« notre attention, nos activités, nos métiers, nos désirs ») un consommateur-source-de-plus-value et un citoyen sous surveillance continue. Et le 11 septembre 2001 sera l’événement-pivot rendant politiquement possible la surveillance de masse, « par définition, beaucoup plus préjudiciable aux innocents qu’aux coupables ». Dorénavant, notre « vie est devenue un livre ouvert… [et] la conscience seule ne sera jamais suffisante ». Nous avons des espions dans nos poches et des programmes sophistiqués appelés PRISM, TURMOIL, TURBINE, XKEYSCORE sont venus confirmer les intuitions de Gilles Deleuze sur nos sociétés fonctionnant « par contrôle continu et communication instantanée ».

Lire ces mémoires vives est une expérience assurément atypique, en cette fin de décennie qui a vu s’accélérer – peut-être comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité – le changement social, le rythme de vie ainsi que l’innovation technique (comme l’écrit Harmut Rosa). Particulièrement pour celui qui a lu récemment que Facebook « roulait » en 2018 à 6 millions de prédictions de comportements par seconde, que le marché des assistants vocaux installés dans les lieux privés et publics se développe à vitesse grand V et que des services de caméras de vidéosurveillance d’immeubles (d’Amazon pour ne pas la nommer) sont équipés

d’outils de reconnaissance faciale (services reliés à la police de certains quartiers aux États-Unis). Comme si ce livre devenait, dès sa publication, une sorte de pièce de musée rendue obsolète par les avancées de cette technopolice capable de damer le pion à tous les législateurs de la planète (dans l’éventualité où la volonté politique ne serait pas une chimère comme l’ont prouvé, depuis 2013, les réformettes cosmétiques de la NSA !). De là, ce bizarre de malaise après avoir refermé la quatrième de couverture sur laquelle est inscrit en gros caractères : « RIEN NE SERA EFFACÉ ».

En fait, c’est la troisième et dernière partie du livre qui est la plus intéressante : celle où l’on voit prendre peu à peu forme celui qui, en 2009, décide de « s’infiltrer au cœur du réseau le plus sécurisé du monde pour trouver la vérité, en faire une copie, et le rendre public [et qui] devait réaliser tout ceci sans [se] faire prendre – c’est-à-dire sans être [soi-même] lu, écrit, exécuté.  » Et là, on ne peut qu’être admiratif de ce courage qu’il lui a fallu et qu’il lui faut toujours pour, depuis son exil en Russie, continuer la lutte pour la sauvegarde des libertés civiles. Oui, quel courage ! Respect.

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