Les néonics : un tueur silencieux

No 72 - déc. 2017 / janv. 2018

Pesticides

Les néonics : un tueur silencieux

Jean-Pierre Rogel

Les « néonics » (abrégé de néonicotinoïdes) désignent une série de composés chimiques dérivés de la molécule naturelle qu’est la nicotine. Commercialisés depuis la fin des années 1990 en tant qu’insecticides, les néonics se sont avérés être des tueurs d’abeilles, malgré le fait que leur usage est dénoncé depuis plus de cinquante ans.

Pour la petite histoire, c’est en 1970 qu’un chimiste américain, Henry Feuer, synthétise un composé nommé nithiazine. En étudiant ses propriétés, les chercheurs de la multinationale Shell découvrent qu’il affiche une toxicité plutôt faible pour les mammifères tout en étant extraordinairement toxique pour les insectes. Mais comme la nithiazine manque de stabilité, ils l’abandonnent. Une décennie passe, puis les chimistes d’une autre multinationale, Bayer, réussissent à la rendre plus stable et déposent un brevet sur leur nouveau composé, l’imidaclopride, lequel est homologué comme insecticide en 1991, suivi quelques années plus tard de cinq autres composés de la même classe.

Quand Bayer a introduit l’imidaclopride sur le marché, c’était sous la forme d’un « traitement de semences », ce qui signifie que les graines sont préalablement enrobées d’une pellicule qui contient l’insecticide. En grandissant, la plante absorbe le principe actif, qui passe alors dans tous ses tissus.

Ce mode d’application présente a priori un grand avantage pour les agricultrices et agriculteurs, puisque après avoir semé, ils n’ont en principe plus besoin de pulvériser d’autres insecticides sur les cultures en cas de présence de ravageurs. La compagnie Bayer faisait aussi valoir que la technique du pelliculage mettait l’insecticide à faible dose exactement là où la plante en avait besoin.

Le milieu apicole sonne l’alarme

Un insecticide efficace, pratique à utiliser et « écologique » ? Le succès a été immédiat. Sous le nom commercial de Gaucho, l’imidaclopride est devenu l’insecticide le plus vendu en agriculture. Mais après un début en fanfare, les problèmes des néonics n’ont pas tardé à se manifester.

En 1997, en France, des scientifiques indépendant·e·s trouvent de l’imidaclopride dans le nectar et le pollen des tournesols ainsi que dans les ruches. Assez pour intoxiquer des abeilles. Le 17 décembre 1998, plus de 1000 apicultrices et apiculteurs défilent à Paris devant la tour Eiffel, réclamant une interdiction du Gaucho. En janvier de l’année suivante, citant le principe de précaution, le ministre de l’Agriculture français interdit le Gaucho en semences enrobées sur les cultures de tournesol pour une durée de deux ans.

En 2004, le Gaucho est interdit en France, cette fois sur le maïs. L’industrie agrochimique monte au créneau et intensifie son lobby auprès des autorités, craignant que ce genre de mesures ne gagnent l’ensemble de l’Europe. Non sans raison, puisque plusieurs pays européens franchiront le pas quelques années plus tard.

Quand on sort de « l’affaire Gaucho » en France en 2007, la remise en question des néonicotinoïdes s’élargit. Les États-Unis sont alors en pleine crise du CCD, le « colony collapse disorder », du nom donné chez eux aux mortalités massives d’abeilles. Ils ne trouvent pas de cause. De leur côté, les apicultrices et apiculteurs canadiens enregistrent eux aussi des taux record de mortalité dans leurs ruches, mais personne ne les écoute. Des déclins dans les populations d’abeilles mellifères sont rapportés dans une trentaine de pays dans le monde et les recherches se multiplient.

Pour sa part, l’industrie considère que ce déclin est principalement dû au parasite varroa, un acarien qui pénètre dans le corps de l’abeille et suce l’équivalent de son sang. Elle accuse aussi les maladies virales et bactériennes ainsi qu’un champignon nommé Nosema, et parle de « causes multifactorielles » pour expliquer le déclin des colonies. Ce faisant, elle tente de faire oublier que la multicausalité n’est pas un argument pour éviter de traiter de causes spécifiques.

Une crise de la pollinisation et de la biodiversité

La décennie 2010 voit la confirmation des effets dévastateurs des néonics sur les abeilles tant domestiques que sauvages. Or, les abeilles jouent un rôle capital dans les écosystèmes. En butinant les fleurs, elles transportent le pollen d’une plante à l’autre, ce qui permet la fécondation. Et comme les trois quarts des plantes à fleurs dépendent de la pollinisation, on craint un effondrement de l’alimentation mondiale et de la biodiversité si les populations d’abeilles déclinent massivement.

Au-delà des abeilles, on mesure des niveaux alarmants de résidus de néonics dans les cours d’eau et dans les sols. Cette toxicité s’observe également chez les invertébrés à la base des écosystèmes et chez les oiseaux. On s’inquiète par ailleurs des effets sur la santé humaine, mal cernés mais inquiétants.

En toile de fond, les grandes cultures gourmandes en néonicotinoïdes – principalement le maïs, le soja et le colza – sont en expansion continue. Au Québec, ces cultures ne concernent globalement que le tiers des surfaces agricoles, mais c’est toute la plaine du Saint-Laurent qu’elles couvrent. Or, les semences de maïs sont à plus de 95% traitées aux néonicotinoïdes et celles du soja à 50%. Recette pour une catastrophe…

Pendant ce temps, on a l’impression que la critique publique envers les pesticides chimiques n’arrive plus à se faire entendre, même si une large partie de l’opinion publique est sensibilisée aux dangers que posent ces produits. On dirait que les environnementalistes continuent de protester, mais en vain, alors que les gouvernements n’écoutent pas et que les agricultrices et agriculteurs regardent ailleurs…

En finir avec les « printemps silencieux »

Cette crise a pourtant des racines historiques profondes. Il y a plus de 55 ans que les abus des pesticides synthétiques sont dénoncés. En 1962, la publication du livre de Rachel Carson intitulé Silent spring, traduit en français sous le titre Le printemps silencieux, avait fait grand bruit. On considère que cet ouvrage est aux origines du mouvement environnementaliste nord-américain. Biologiste de formation, ayant commencé sa carrière au Bureau of US Fisheries, Rachel Carson révélait dans son livre les ravages environnementaux des pesticides massivement utilisés par l’agriculture intensive nord-américaine.

Le DDT, notamment, causait la disparition de beaucoup d’oiseaux, dont le célèbre pygargue, symbole américain par excellence. Toute la chaîne alimentaire était affectée : pollution des eaux, des sols et de l’air... le constat était alarmant. Carson avertissait : « Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde naturel duquel dépend toute vie. »

Un temps, le message a semblé être entendu des autorités et du monde agricole. Le DDT a été interdit, on a parlé de gestion intégrée des cultures et de stratégies gouvernementales de réduction des pesticides.

Mais depuis, plusieurs études ont montré que ces stratégies ont été des échecs, la consommation de pesticides étant en augmentation constante dans tous les pays. À peine a-t-on fait quelques progrès en interdisant les pesticides les plus nocifs en horticulture et dans les milieux urbains. Force est de constater que l’utilisation pratiquement effrénée des pesticides est toujours une question d’actualité en agriculture, du moins sous le modèle dominant de l’agriculture intensive. Et que les bilans des impacts environnementaux et sur la santé humaine de ces produits ne cessent de s’alourdir.

Seule une réforme profonde du mode de production agricole pourrait nous sortir de cette impasse. L’agriculture devrait changer de telle manière que le recours aux pesticides de synthèse devienne exceptionnel, et non plus la norme. À cet égard, les agricultrices et agriculteurs ont une responsabilité à assumer, car ce sont ultimement les gardien·ne·s de la terre. Ils et elles devront bousculer les positions timorées de leurs syndicats qui, telle l’UPA au Québec, refusent de réformer des modes inacceptables de production sur le plan de l’environnement.

La responsabilité des gouvernements, qui délivrent les homologations et en réglementent les usages, est encore plus importante. De manière urgente, il leur faut interdire les pesticides les plus dangereux, dont les néonicotinoïdes font indubitablement partie.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème