Spiritualité et cosmogonie autochtones

No 59 - avril / mai 2015

Au-delà de la survie

Spiritualité et cosmogonie autochtones

Robert Lovelace

Au cours des six dernières années, mes travaux de recherche se sont centrés sur la question de la réindigénisation. Mon intérêt pour ce sujet n’a pas été soudain ; il a plutôt été le résultat d’un long processus composé de prises de conscience sur des moments qui ont émaillé mon enfance indienne, de confrontations avec la perpétuelle exploitation coloniale et, enfin, d’un féroce engagement dans la résistance.

Pendant 35 ans, je me suis impliqué dans les questions indiennes au Canada en tant que membre de la communauté, activiste et intellectuel. Évidemment, on retrouvait au cœur de cette implication la question des droits, de l’identité, de la juridiction et de la souveraineté. La résistance, la décolonisation et la réconciliation dominaient ma réflexion tout comme celle de la plupart de mes contemporains. Pendant tout ce temps, quelque chose ne tournait pas rond. Ce n’était pas le caractère inéluctable de la défaite et de l’échec, qui planent au bout de chaque effort visant à affronter le colonialisme, ni non plus la corruption d’un discours aborigène défaillant. Mais tout chemin mène quelque part, vers l’avant, chargé d’espoir, exprimant ce qui a besoin d’être.

La plus tendre enfance forme une vie à elle seule. L’humanité tout entière y est formée dans sa fragilité. Nous sommes sculptés pour le reste de notre vie au cours des longues années qui passent entre le moment de la tétée et celui où on se tient debout, défiant nos adversaires dans la guerre pour des morceaux de terre. Quatre à cinq ans s’étalent pendant des jours qui semblent infinis. La logique cosmique existe dans les particules de poussière qui se soulèvent et redescendent dans la lumière du soleil qui traverse une porte-moustiquaire. Nous sommes absorbés par le temps passé dans des boîtes de carton, excités ou apeurés par le vent et le tonnerre, et réconfortés par rien de plus que l’odeur de quelque chose de familier. C’est au cours de cette première période de notre vie que ce que nous avons à offrir aux étoiles s’imprègne en nous. Tout ce qui suit n’est qu’une réaction à ce qui est déjà connu et oublié.

La modernité et l’âge adulte nous forcent à entrer dans toute une vie de faussetés. Si l’on cherche à être confortable, le mieux auquel s’attendre moralement est d’être un observateur éclairé, alors que le monde naturel est inaccessible, l’illusion de paysages idéologiques imaginés. Nous nous agrippons à des gadgets et à des babioles pour apaiser notre esprit. Même la souffrance des autres, qu’ils nous soient intimes ou qu’ils assurent tout simplement notre confort quotidien, est distante, sans prises réelles, métaphorique. Nous luttons pour la paix comme s’il s’agissait simplement d’un autre bien matériel qui pourrait d’une certaine manière être vendu comme le reste de la civilisation.

L’enfance représente le moment où la personne humaine moderne est le plus proche de son indigénéité. Bien que nous soyons physiologiquement, psychologiquement et spirituellement alignés avec nos ancêtres qui ont lutté pendant les cent derniers millénaires de par leur relation familiale avec leurs territoires, l’âge adulte des Nord-Américains est déterminé par la honte, la honte d’être qui nous pensons être et jamais qui nous voulons être. Nous la transmettons à nos enfants, leur demandons de suivre ce chemin ou du moins d’aller à l’école et de chercher un emploi. Nous, les êtres humains, inventons des dilemmes existentiels plutôt que d’accepter les vérités des écosystèmes. Le vrai défi de l’existence, la confiance en notre capacité à forger une réciprocité avec la terre et l’eau, la chair et les os chassés, a depuis longtemps été ébréché. L’Indigène est l’Autre, un concept qui vit dans l’ombre de l’histoire, dans la forêt du mythe. Nous n’écoutons plus le battement de notre cœur. L’enfance et l’indigénéité sont toutes deux devenues des éléments dont on doit se débarrasser, qu’on doit oublier.« L’étude de la réindigénisation vise à extrapoler pour un futur à découvrir ce que nos ancêtres savaient. L’effort consiste à contextualiser de manière concrète la place indigène façonnée par des gens et des milieux de vie qui n’auraient pas abandonné leur nature terrestre. »

L’indigénéité

La réindigénisation, en tant que mouvement intellectuel et viscéral, n’est pas une tentative de recréer le passé. Comme le caractère inné de notre prime enfance, l’indigénéité nous poursuit. Elle est réelle et toujours présente, naturelle, repoussant les limites, enfreignant la loi. L’indigénéité n’est pas basée sur la race ni ne dépend de l’ethnicité ou de l’identité nationale. Il n’existe peut-être pas de forme pure d’indigénéité dans un monde qui a été systématiquement exploité par le colonialisme et le capitalisme ; mais elle demeure une force intrinsèque qui circule autour et à travers nous. Elle ne prend pas la forme d’un rêve particulier, mais de notre capacité à rêver. L’indigénéité est le plaisir viscéral du Créateur. C’est la qualité qui lie toute vie et toutes les forces vitales.

John Locke a déclaré dans ses écrits fondateurs sur la gouvernance que l’indigénéité, le faible cerbère de la modernité, allait faire place au capitalisme, à la démocratie sociale, à la propriété privée et au militarisme d’État. Il avait à la fois raison et tort. Locke comprenait le pouvoir de l’avarice compétitive et comment le bien commun allait servir à ceux et celles qui souhaitaient s’élever au-dessus du commun. Ce qu’il n’a pas compris, ce sont les limites fondamentales inhérentes aux cultures idéologiques. Son esprit chrétien du 17e siècle n’a pu prédire un futur de pollution généralisée, d’extinction des espèces, de changements climatiques et de soulèvements de rétorsion de la majorité de l’humanité déplacée. Dans sa tombe, Locke rêve de vertu et n’est pas réveillé malgré la conflagration au-dessus.

L’étude de la réindigénisation vise à extrapoler pour un futur à découvrir ce que nos ancêtres savaient. L’effort consiste à contextualiser de manière concrète la place indigène façonnée par des gens et des milieux de vie qui n’auraient pas abandonné leur nature terrestre. Aujourd’hui, celles-ci et ceux-ci sont les opprimé·e·s et les dépossédé·e·s qui rejettent les solutions assimilatrices de l’État et des corporations. Ce sont les enfants désillusionnés, mais très conscients, nés dans la médiocrité morale de la modernité. L’étude de la réindigénisation explore les possibilités essentielles de bien vivre au sein des écosystèmes ainsi que le potentiel humain et les place sans complaisance en opposition avec la brutalité féroce du capitalisme.

Évidemment, il est improbable que les échecs progressifs de Locke disparaissent sans une lutte et la prise de conscience que la démocratie doit se sauver elle-même. Le capitalisme a déjà recours à la forteresse. Les entreprises telles le Honduras, Israël, les États-Unis et le Canada se clôturent avec leurs unités de production et bâtissent des murs pour bloquer les migrant·e·s dont les ressources ont été volées. Les méga-corporations ne voient pas dans l’État un garant de leur sécurité et le perçoivent souvent comme étant plutôt en contradiction avec la richesse corporative et avec le progrès. Comprendre où l’humanité autochtone pourrait trouver sa propre sécurité, de manière indépendante de la structure capitaliste et du déclin social est le défi auquel nous faisons face.Il existe des réalités dans toute histoire, même dans celles qui attendent d’être vécues. Alors que les tyrans rédigent l’histoire publique, la Terre a son histoire propre, le plus souvent écrite par l’érosion et le renouveau, juxtaposés à travers une danse silencieusement puissante entre la mort et l’infini. Nos ancêtres comprenaient ceci et ont donné à ce savoir et à cette sagesse la forme de chansons que les enfants apprennent à chanter aujourd’hui. Nous aussi, nous pouvons le comprendre.

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