Grèce. Syriza à l’heure des choix

No 59 - avril / mai 2015

Entretien avec Stathis Kouvelakis

Grèce. Syriza à l’heure des choix

Propos recueillis par Claude Vaillancourt

Stathis Kouvelakis, Claude Vaillancourt

La victoire de Syriza en Grèce a suscité beaucoup d’espoir : pour la première fois, en Europe, on élisait un gouvernement nettement opposé aux politiques d’austérité. Mais les premières semaines au pouvoir ont montré à quel point le parti fait face à une opposition impitoyable des institutions européennes. Nous avons demandé à Stathis Kouvelakis, professeur au King’s College de Londres et membre du comité central de Syriza, de faire « le point sur la situation.

À bâbord ! : Quel est le climat politique en Grèce depuis l’élection de Syriza ?

Stathis Kouvelakis : Nous sommes très inquiets parce que l’État grec est au bord de la faillite. L’économie tourne au ralenti, le pays est à court de liquidité. La Banque centrale euro­péenne (BCE) n’a toujours pas ouvert le robinet de liquidité qu’elle a fermé le 4 février dernier. Les banques ne peuvent se refinancer, à dose homéopathique, que par un guichet prévu uniquement pour les cas d’urgence, qui s’appelle ELA. Pour cela, il faut obtenir une autorisation de la BCE, renouvelable tous les 15 jours, ce qui équivaut à une sorte de supplice de la goutte. Les banques grecques sont étranglées et l’activité des entreprises, déjà très affai­blies, en souffre, ce qui a des conséquences directes sur les rentrées fiscales.

Du côté des particuliers, personne ne paie les impôts dus parce que tout le monde attend les nouveaux règlements, plus favorables aux petits et aux moyens contribuables, que le gouvernement est en train de faire passer. Mais ces me« sures favorables se heurtent au veto de la Troïka nouvelle manière (qui s’appelle maintenant les « Institutions » européennes), car ce sont des mesures qui ont un coût fiscal.

Le nouveau gouvernement s’est engagé à rompre avec la politique de surtaxation visant à dégager des excédents budgétaires, qui a été mise en place par les précédents gouvernements et qui fait partie des dispositions inscrites dans les mémorandums. Or, l’intégralité de ces excédents budgétaires ainsi que les revenus des privatisations sont destinés exclusivement au remboursement de la dette, et à rien d’autre ! À l’heure actuelle, l’État a du mal à assurer à la fois ces remboursements et les salaires, les retraites, et tout ce que l’État doit payer. On assiste donc à une strangulation de Syriza, ce qui peut mener à une faillite désordonnée et non voulue, donc au chaos, possiblement à la chute même du gouvernement. Les créanciers de la Grèce sont absolument intraitables…

ÀB ! : Les négociations avec les institutions européennes n’ont donc pas du tout porté fruit ?

S. K. : Effectivement, ceux qui pensaient que les concessions déjà très graves faites par Syriza allaient conduire à quelques mois de répit en sont pour leurs frais. Ce à quoi on assiste, c’est à une pression continue et à un resserrement du garrot autour du gouvernement dans le but évident de le faire plier et de se débarrasser de lui le plus rapidement possible. C’est un scénario d’affrontement, on a même parlé de « coup d’État soft européen », comme au Chili, à l’époque d’Allende, mais sans les chars d’assaut.

ÀB !  : Ces difficultés ne risquent-elles pas de mener vers une sortie de l’euro ?

S. K.  : La sortie de l’euro fait l’objet d’un important débat interne au sein de Syriza. L’aile gauche a exprimé son opposition à l’accord conclu le 20 février avec l’Eurogroupe et avec la liste des « réformes » que [le ministre des Finances Yánis] Varoufákis a envoyée à ses homologues européens. Elle voudrait qu’en juin, lors des négociations à venir, ces déboires ne se répètent pas. La plateforme de gauche de Syriza met de l’avant une approche alternative qui propose des outils et des armes pour la négociation qui vont du contrôle des capitaux jusqu’à des sources de liquidité alternatives, y compris une rupture possible avec la zone euro, qui pourrait servir, du moins, de menace.

ÀB ! : La Grèce est prise avec un double problème : celui de la rigidité des institutions européennes d’une part, et celui de la crainte d’un effet d’entraî­nement d’autre part, devant le danger pour ces institutions que d’autres pays suivent l’exemple de Syriza. Est-ce bien le cas ?

S. K. : Oui. Il est évident qu’en faisant plier Syrisa, on donne un avertissement à toutes les forces qui contestent l’austérité en Europe : voilà ce qui vous attend si vous arrivez au pouvoir et si vous essayez de rompre avec les dogmes de l’austérité et du néolibéralisme. Ce qui vous attend, c’est le sort des Grecs… Par ailleurs, Syriza avait un mandat de rompre avec l’austérité, et cela au sein même de la zone euro. Ma lecture des événements, qui n’est pas seulement la mienne, c’est que ce choix est contradictoire. On ne peut pas rompre avec l’austérité à l’intérieur de la zone euro. La BCE a une arme redoutable dont elle s’est immédiatement servie avec la Grèce pour imposer son chantage, comme elle l’avait fait pour Chypre au printemps 2013 et en Irlande en 2010. Dans ce dernier pays, le gouvernement – de droite – voulait régler son problème de faillite bancaire sur le modèle de l’Islande qui, devant une crise d’endettement, a refusé de plier devant ses créanciers. La BCE est intervenue en menaçant de couper les liquidités pour obliger le gouvernement à accepter un mémorandum, avec le paquet de mesures d’austérité qui vont avec.

On voit que ces institutions existent pour défendre à tout prix les politiques néolibérales. La BCE s’arroge des pouvoirs qui sont des pouvoirs souverains. Elle fait la loi et elle l’applique. La nature foncièrement antidémocratique des institutions européennes éclate maintenant au grand jour. On fait tout pour empêcher un gouvernement démocratiquement élu de mettre en œuvre son programme et de respecter son mandat. On voit bien que le dogme néolibéral est inscrit dans le code génétique de ces institutions. Il faut que la gauche radicale prenne vraiment au sérieux la question de l’affrontement inévitable avec ces institutions et cette forme d’intégration européenne si on veut avancer avec une autre Europe. On ne peut plus faire comme si on pouvait changer les choses de l’intérieur et faire l’économie d’une rupture.

ÀB ! : Pour y arriver, le soutien de la population grecque est fondamental, mais il faut aussi une remise en question européenne. Est-ce possible actuellement ?

S. K.  : La population grecque, à l’heure actuelle, est massivement derrière son gouvernement, à plus de 70 % dans les sondages. Elle perçoit bien que ce gouvernement est soumis à une pression, à un chantage, à une véritable guerre qui est déclenchée contre lui. En même temps, quand on pose la question de savoir quelle est l’appréciation des accords faits, les gens sont partagés : certains disent que c’est mieux que ce qu’on avait avant, ce qui est en partie vrai, mais très faiblement. Mais une majorité significative « croit qu’il n’y a pas eu véritablement de rupture. L’opinion perçoit bien que ce gouvernement a fait ce qu’il pouvait, mais dans un cadre particulièrement strict. Ce cadre l’a conduit à faire des concessions ; actuellement, il se retrouve les mains liées et dans l’incapacité de réaliser une bonne partie, et même l’essentiel, de son programme. Donc il faut une autre appro­che, mais celle-ci nécessitera de recourir à une consultation du peuple. Si l’on en arrivait à une sortie de l’euro, par exemple, un référendum serait nécessaire.

ÀB ! : Il y a quelques années, on vous avait d’ailleurs empêchés de faire un référendum sur les mesures d’austérité…

S. K. : En effet. Il y a deux mots qui sont totalement tabou dans les instances européennes. Le premier, c’est « référendum » et le second, « annulation de la dette ». Le premier ministre Georges Papandréou, en 2011, a été congédié par l’Union européenne quand il a osé parler de référendum et l’UE a nommé à sa place un banquier, Loukas Papa­demos, un homme de Goldman Sachs, pour diriger un gouvernement complètement loufoque qui a conduit à des élections anticipées et à la montée en puissance de Syriza.

ÀB ! : Qu’en est-il du projet d’audit de la dette ? Est-ce que Syriza le soutient ?

S. K. : La constitution d’une commission d’audit de la dette est prévue dans le programme de Syriza, adopté lors de son congrès fondateur de juillet 2013. Mais ce point avait été mis en sourdine par la direction du parti, parce qu’une telle « commission remet en question la légitimité même de la dette. La bonne nouvelle, c’est que l’actuelle présidente du Parlement, Zoe Konstatopoulou, une figure importante de Syriza qui jouit d’une véritable autonomie au sein du parti, a officiellement annoncé la constitution de cette commission, après avoir rencontré Éric Toussaint, le porte-parole du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) — Éric Toussaint est très connu pour son travail sur cette question.

Il est très important que le Parlement grec s’enga­ge sur cette question, cela donne une grande légitimité à la commission et lui permet d’avoir accès aux documents officiels, afin d’établir la transparence sur la structure de cette dette. Zoe Konstatopoulou a posé d’importantes questions sur des aspects obscurs de la dette « grecque, comme les contrats d’armement ou les cas de corruption qui impliquent des entreprises étrangères. Mais, comme ce fut le cas en Équateur en 2008, il faut aussi une mobilisation des mouvements sociaux, il faut que ce projet engendre un véritable débat citoyen.

 ÀB !  : Les dépenses militaires sont très élevées en Grèce. Est-ce que cela fait partie du problème de l’endettement ?

S. K. : Oui, cela fait partie du problème. Mais il faut constater que malheureusement, la Grèce n’a pas comme voisins l’Espagne, l’Italie ou le Luxembourg. La région connaît des conflits importants. Des guerres et des affrontements militaires ont eu lieu à ses portes, dans les Balkans. La justification primordiale de ces dépenses militaires est cependant le différend avec la Turquie, qui porte à la fois sur Chypre, indirectement, mais aussi sur ce qu’on appelle le plateau continental de la mer Égée. Il y a un climat de tension chronique avec la Turquie qui sert de justification à des dépenses exorbitantes, ce qui fait les délices de l’industrie d’armement européenne, française notamment – secondairement « étatsunienne et britannique. Il ne faut pas oublier qu’une bonne partie de la dette grecque, que ce soit pour les dépenses d’armement ou pour les travaux publics, a profité à des entreprises européennes. Le fameux argent européen, « généreusement » distribué à la Grèce, est revenu en grande partie aux entreprises européennes, et évidemment aux banques, principales détentrices des titres de la dette grecque.

ÀB ! : Est-ce que le fait que la dette grecque appartient maintenant aux États européens plutôt qu’aux banques change la situation ?

S. K. : En 2010, les banques privées, essentiellement allemandes et françaises, détenaient 80 % de la dette grecque. Depuis 2012, à la suite d’une grande restructuration de la dette dite PSI (Private Sector Involvement), en fait la plus importante opération de ce type jamais menée au cours de l’histoire moderne, ce même pourcentage est détenu par le Fonds de stabilité européen, par les banques centrales européennes, la BCE et les États. L’aide européenne n’a jamais été destinée au sauvetage de la Grèce, mais bien au sauvetage des banques, avant tout françaises et allemandes. Maintenant, ce sont les États européens qui détien­nent les titres de la dette grecque et ils se comportent comme des usuriers qui continuent à mettre le couteau sous la gorge du pays. La dette grecque ne représente que 3 % du total de la dette publique européenne. Mais si la Grèce obtenait un règlement favorable, la liste des pays qui pourraient réclamer le même traitement serait longue : l’Italie, l’Espagne, l’Irlande, le Portugal… Et cela déstabiliserait le cœur du capitalisme financier. Les dettes publiques et la spéculation sur ces dettes sont l’un des piliers de la financiarisation, qui est le carburant du capitalisme dans son état actuel.

ÀB !  : En dépit de ces difficultés, y a-t-il une note d’espoir ?

S. K. : La note d’espoir est double. Elle vient du fait que le peuple grec a fait un choix historique en élisant Syriza le 25 janvier dernier, en portant au pouvoir par la voie électorale, pour la première fois dans l’histoire européenne, un parti de la gauche radicale porteur d’un programme de rupture avec l’austérité et les logiques néolibérales. Il n’y a aucun précédent de ce type. Ensuite, la société grecque, pendant toutes ces années, a fait preuve d’une capacité de résistance et de mobilisation. Cette victoire a été possible par de grandes mobilisations populaires. Comme en Espagne bien sûr, où c’est la mobilisation des mouvements sociaux qui est à l’origine de la montée de Podemos. Après la victoire de Syriza, la population est de nouveau descendue dans la rue, cette fois non pas contre le gouvernement, mais pour le soutenir, et aussi pour faire pression sur lui, afin qu’il tienne ses engagements et qu’il résiste aux pressions exercées contre lui. C’est dans cette voie qu’il faut continuer maintenant : il faut permettre à Syriza de réaliser son programme. La mobilisation sociale sera cruciale.

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