Entrevue avec Paul Rose
Retour sur Octobre
Figure incontournable du Front de libération du Québec, Paul Rose a à la fois pratiqué, sous toutes ses formes, la résistance politique et affronté la violence du système qu’il dénonçait. Docteur en sociologie, il est conseiller syndical depuis plusieurs années. Dans cette entrevue exclusive, il revient sur Octobre 1970, sur les réflexions qu’il en a tirées et sur son parcours de militant.
À bâbord ! : Tu as cru en l’usage de la force pour avancer des idées politiques. Où en es-tu maintenant dans tes réflexions à ce sujet ?
Paul Rose : Je n’ai pas cru en la violence comme telle. Nous y avons été amenés. La violence n’est jamais et ne pourra jamais, au plan révolutionnaire du moins, être un objectif en soi, ce n’est même pas une intention lointaine. C’est essentiellement le résultat d’une situation politique bloquée, d’une absence de démocratie ou de sa suspension. Toutes les sociétés de même que leur évolution sociale sont fondées sur des rapports de force. Lorsque ces rapports sociaux sont bloqués, notamment au plan de l’expression politique, c’est là qu’on voit apparaître des mouvements révolutionnaires. Vers la fin des années 1960, comme bien d’autres nous faisions partie de groupements de jeunes, de travailleurs et d’étudiants. Nous étions impliqués dans plusieurs groupes communautaires et politiques, notamment le CIS (Comité indépendance socialiste) et le FLP (Front de libération populaire). Comme activités politiques, on organisait et on participait à des manifestations – dans ces années-là, il y en avait au moins une par mois ! Ce travail de politisation s’est fait intensément de 1968 à 1970. C’était la période où, pour la première fois, un aussi grand nombre de jeunes diplômés sortaient des universités québécoises, grâce à une plus grande accessibilité aux études au début des années 1960. Ils revenaient dans leurs milieux d’origine – souvent ouvriers – avec leur formation de médecin, d’avocat, de travailleur social, de sociologue, de politologue, de théologien de la libération... Ils ont créé ou se sont intégrés aux groupes populaires et communautaires naissants, et ça, dans toutes les régions du Québec. Ces jeunes adultes, pour la plupart, sont devenus des revendicateurs populaires avertis, informés, participatifs et qui surtout n’avaient pas peur de mettre l’épaule à la roue. Ce n’était peut-être pas suffisant, diront certains, pour construire un pays libre émancipé et égalitaire, mais c’était un sacré bon début ! En tout cas jusqu’au printemps et à l’automne 1969...
ÀB ! : Qu’est-ce qui vous a poussés à la clandestinité ?
P.R. : C’est en 1969 que la répression politique s’est intensifiée, et ce, de la part des trois niveaux de gouvernement : fédéral, provincial et municipal. À cette époque, plusieurs mandats d’arrestation ont été émis contre les leaders de ces groupes populaires et plusieurs ont été arrêtés sous l’accusation vague et prétexte de « conspiration séditieuse ». À force de perquisitions et de descentes, dévastatrices dans les groupes populaires (locaux vidés manu militari, fiches utilitaires répandues sur les trottoirs), les autorités politiques ont réussi à freiner la montée d’un mouvement significatif de la jeunesse en neutralisant plusieurs de ces organisations démocratiques de base. En novembre 1969, le maire Drapeau fait adopter un règlement anti-manifestation à Montréal, qui fut repris dans différentes villes du Québec. Du fait, les militants, dont nous étions, étaient privés de l’information de la rue qui était très importante pour nous dans cette époque d’agitation politique, car nous n’avions aucun accès aux médias à large diffusion, tous entre les mains de grands propriétaires ou de l’État. En 1968 et 1969, les conflits ouvriers et la question nationale étaient à l’ordre du jour, pratiquement par les seules voies de l’asphalte. Les événements s’enchaînaient : la fusillade contre les manifestants de Murray Hill lors de la grève des chauffeurs de taxi, la grève des policiers de Montréal, les manifs contre le Bill 63 minorisant le français et officialisant le libre-choix de la langue, McGill français, l’occupation de Sir-George-William (Concordia), le coup fourré de la Brinks pervertissant le peu de crédibilité qui restait au processus électoral, enfin l’incendie de la Maison du pêcheur à Percé… Dans ce contexte où les autorités étendaient leur contrôle, il nous était devenu très difficile de fonctionner. C’est ainsi que nous avons été poussés à la clandestinité, puisqu’on ne pouvait plus faire d’action politique ouvertement ! Le blocage des seules voies démocratiques qui nous restaient (rue interdite, groupes déstabilisés, mandats d’arrêt contre leurs leaders, incendie criminel, élections entachées, etc.) nous a conduits à des actions plus ponctuelles, plus radicales aussi, ce qui nous a peu à peu amenés aux événements d’octobre. Ce n’était donc pas un premier choix.
On avait le choix d’aller planter nos tomates ou de continuer la lutte sous des formes différentes, nouvelles. C’était notre perception des faits. Moralement nous ne pouvions pas faire autrement, nous étions déjà engagés à fond. Certaines personnes pourront être en désaccord, nous respections leur point de vue, surtout chez les militants. À l’époque, il n’existait pas au Québec de parti de gauche large disposant d’une longue tradition de luttes, un parti bien structuré, capable de porter l’essentiel des revendications de la jeunesse militante et en mesure de s’opposer publiquement et efficacement à la vague de répression qui sévissait tout en maintenant des liens solides à l’étranger. C’était pour nous un grand vide que ce manque de liens concrets, nous qui connaissions tout ce qui se passait ailleurs (la décolonisation, les luttes contre les dictatures en Amérique latine, le mouvement anti-guerre au Vietnam, le Fatah en Palestine, le parti Sinn Féin en Irlande, la révolte des Noirs aux États-Unis, l’Apartheid…) et qui nous situions dans un contexte plus large de solidarité avec les autres peuples en lutte. Voilà pourquoi, à ma sortie de prison, j’ai travaillé avec d’autres à forger ce maillon manquant au Québec : un large parti indépendantiste de gauche à l’étendue du territoire.
ÀB ! : Comment en êtes-vous venus à la rédaction des communiqués et du Manifeste du FLQ ?
P.R. : Nous n’avions aucune visibilité dans les médias dits de masse. Nous avons donc été amenés à créer nos modes de communication, à travers nos manifestations mensuelles – sur des causes variées, la grève chez Seven Up, contre la pharmaceutique Ayers. Dans ces rassemblements, on se parlait. Les médias couvraient les manifestations, mais plus souvent qu’autrement de façon à les discréditer. Dès qu’il fut interdit de manifester, on a dû penser autrement, d’où l’idée du Manifeste du FLQ, rédigé en majeure partie par un militant incarcéré avant et pendant les événements d’Octobre. Ce Manifeste ainsi que nos communiqués ont été lus sur les ondes. La télévision d’État n’avait plus le choix de le lire, d’autant plus que les radios se concurrençaient à savoir qui aurait la primeur du jour. Notre projet était en fait beaucoup plus médiatique qu’orienté pour prendre le pouvoir. La lecture du Manifeste à la télévision d’État (Radio-Canada) a été capitale pour percer le mur des autres médias et pour faire ainsi connaître nos revendications politiques. Dès l’été 1970, le communiqué no 1, adopté par l’ensemble des membres, mettait l’accent sur la double réalité de la domination du Québec : coloniale (histoire) et économique (impérialisme). D’où la préparation d’un double enlèvement : un Britannique et un Américain.
Les nombreux communiqués cherchaient essentiellement à sensibiliser la société québécoise à un mouvement vers l’indépendance qui soit véritablement libérateur. Nous parlions d’un projet d’émancipation sociale et culturelle. Outre le Manifeste, nous demandions l’embauche des gars de Lapalme congédiés par Trudeau et la libération des prisonniers politiques qui historiquement s’étaient battus, qu’on soit d’accord ou non avec eux. Prenez Pierre-Paul Geoffroy : il a été condamné à 124 fois la perpétuité. On voit tout de suite derrière l’absurdité d’une telle sentence l’intention de discréditer une cause.
ÀB ! : Comment fonctionniez-vous au sein du FLQ, dans la prise de décision ?
P.R. : À l’intérieur du FLQ-70, on fonctionnait de manière démocratique : les décisions et les actions étaient planifiées et soumises au vote. Au niveau stratégique, au plan de l’action, il nous fallait par contre remédier au manque de communication entre cellules qui pouvait pousser à l’isolement. Comment établir un contact entre elles tout en garantissant la sécurité dans l’action ? Nous en sommes arrivés à ce que j’appellerais aujourd’hui la « cellule à mandat ». On fonctionnait tous ensemble et on déterminait à un moment donné un « mandat ». Les personnes qui prenaient le « mandat » devenaient une nouvelle cellule. Cette cellule se coupait du reste du groupe, ses membres prenaient de nouveaux noms, louaient un local dont le lieu demeurait inconnu des autres. Lorsque le « mandat » était complété, ils rejoignaient l’ensemble du groupe. Ce genre de formule permettait d’allier à la fois l’efficacité de la clandestinité totale à la nécessité de ne pas s’isoler définitivement et d’éviter de fonctionner en vase clos sans débats comme des électrons libres. On était engagés émotionnellement, politiquement, rationnellement à la sueur de notre front. La surveillance de Parthenais et du poste de la rue Hochelaga, c’était un mandat. La « prison du peuple » à Ste-Anne de la Rochelle, ça c’était un mandat pas mal plus large. Comme la salle de débat dans l’arrière-boutique du quartier St-Antoine. Les caches garde-robes c’était planifié ! À St-Luc, le tunnel, on y avait réfléchi longuement. Comme à bien d’autres choses d’ailleurs.
ÀB ! : Quelle est la différence entre la loi anti-manifestation de Drapeau en 1969 et ce qui s’est passé l’été dernier à Toronto au G20 ?
P.R. : C’est exactement et toujours la même nature de violence politique d’État, le racisme anti-Québec en plus. Pourquoi avoir arrêté autant de gens ? Pourquoi aller massacrer, diaboliser, l’idéal de toute une jeunesse ? Où est la logique ? Au Sommet des Amériques, les organisateurs avaient fait un peu la même chose, mais en moins épais. Pourquoi refuser d’entendre toute une jeunesse qui s’implique ? Tu n’es pas d’accord avec eux, OK. Mais ils sont la population de demain et ils s’engagent politiquement. Pourquoi essayer d’éradiquer la dissidence, et à un degré encore plus élevé quand elle vient de la jeunesse ? Ça c’est une attitude du pouvoir que, foncièrement, je n’ai jamais comprise... ni acceptée ! Quand tu le vis, tu le ressens vraiment comme une violence qu’on te fait directement. Tu ne peux pas avoir d’idées politiques, tu ne peux pas avoir des projets émancipateurs ni de perspectives. Pour ce type de pouvoir de l’absolu, vous ne pouvez être au mieux que des « casseurs », sinon des gens criminalisés qu’on n’ose pas encore appeler ainsi, mais au grand jamais des personnes qui revendiquent des changements sociaux profonds.
On assiste donc à une nouvelle montée de l’intolérance du pouvoir politique qui panique au point de refuser d’entendre toute une mouvance, une jeunesse agissante et pensante qui utilise des moyens démocratiques et légaux. Ou du moins tant que ces moyens ne seront pas déclarés interdits sinon illégaux ! Les droits démocratiques, ce n’est pas seulement être d’accord, c’est aussi être en désaccord. C’est ça la démocratie : que les « pour » comme les « contre » puissent se faire entendre. Ce n’est pas juste la liberté de penser : ça c’est la démocratie formelle, la démocratie de papier qu’on dénonçait dès les années 1970. La vraie démocratie, c’est aussi de se faire entendre réellement, largement dans la rue, comme dans tous les espaces civils, comme dans les médias publics.
ÀB ! : Comment se sont déroulées tes 12 années d’emprisonnement et quel a été ton cheminement de militant pendant cette période ?
P.R. : Après deux années de détention en isolement total, on nous a intégrés à la population carcérale. La prison c’est un univers en soi et le milieu carcéral une mini-société fermée avec sa structure de pouvoir, sa hiérarchie, ses règles. Ton espace d’action est restreint et tes moyens pour agir sont pour le moins limités. Bien sûr, il y a d’un côté les gardiens et de l’autre les détenus parmi lesquels on retrouvait une minorité de gros bras qui collaboraient avec le système. On s’est aperçu rapidement que la majorité des détenus étaient en prison pour des crimes économiques envers la propriété et que la plupart provenaient des quartiers populaires. On a décidé de militer pour améliorer les conditions de détention dans les pénitenciers. On a travaillé avec la grande masse des détenus, ceux qu’on appelait les « prisonniers économiques », pour faire des grèves au Vieux Pen de St-Vincent-de-Paul et à Archambault en 1976-1977. Des mois de grève et plusieurs revendications : le droit de suivre des cours, d’alphabétisation (plusieurs ne sachant ni lire ni écrire) jusqu’à l’université, le droit aux visites-contact avec les proches, le droit de vote... Ensuite, la revendication de la double activité, c’est-à-dire la possibilité, pendant les courtes périodes de détente hors cellule, de tenir deux activités différentes dans deux lieux distincts. Exemple : un espace intérieur pour la télé, les jeux et un espace extérieur pour la course, le sport... De dehors, ça peut avoir l’air de rien, mais ça réglait un sérieux problème de tension entre détenus. Même si les deux lieux étaient restreints, au moins la période frustrante du choix unique était révolue. Maintenant, avec la télé en cellule... pour le système, c’est parfait, personne ne sort plus de sa cellule. Néanmoins, ce furent des grosses batailles collectives et certains de ces gains perdurent encore. Moi ça m’a amené au trou à quelques reprises, mon frère Jacques aussi, de même que Pierre-Paul Geoffroy.
Après ma sortie de prison, une de mes premières actions a été de travailler avec d’autres à la construction d’un parti politique de gauche. D’abord il y a eu le Mouvement progressiste et plus tard le Parti de la démocratie socialiste (PDS) – dont j’étais à la tête aux élections de 1998 où nous avons présenté 97 candidats. Puis l’Union des forces progressistes (UFP) et maintenant Québec solidaire (QS). Ce n’est pas rien qu’en moins de 10 ans toutes les tendances de la gauche québécoise, en grande partie indépendantiste, aient réussi à s’unifier dans un parti de masse, démocratique et pragmatique et que QS ait un député élu à l’Assemblée nationale. C’est un pas de géant dans l’évolution politique du Québec.
ÀB ! : Concernant l’indépendance, le premier mandat du PQ (1976-1980) et le référendum : étais-tu satisfait ?
P.R. : Non, parce qu’ils ont mené ça comme une simple campagne électorale, alors que c’était un référendum sur un choix de pays. Et ils ont fait le référendum à la fin de leur mandat, alors qu’ils ont refusé même d’en parler pendant trois ans empêchant ainsi tout développement d’une sensibilisation et d’une politisation larges de la société québécoise. Comment se surprendre, dans de telles conditions, de la quadrature du cercle de la question posée en 1980 ! Une question référendaire sans allure, comme on dirait chez-nous, et qui ne faisait pas de sens pour la majorité du monde ordinaire sinon de révéler au grand jour la panique des supposés leaders de l’indépendance – pardon de la souveraineté-association ! On ratatinait même la chose à une simple procuration – du langage d’avocats maniganceux ! Pas très engageant pour faire et bâtir un pays ! Une campagne de 30 jours de slogans creux sur un enjeu aussi crucial, c’était facile pour Trudeau d’intervenir avec un coup fumant et de renverser la vapeur sur un coin de table. Au cours du deuxième référendum, avec l’arrivée de Bouchard, la chose, sous le même modèle de campagne courte, a pu être ramenée facilement à une simple affaire constitutionnelle. Sans parler du vain appel aux capitalistes par le PQ – et son délaissement des classes populaires – comme si l’indépendance au Québec pouvait se faire à droite, avec des possédants qui chercheront toujours à ratatiner vers l’État Zéro – sauf pour la répression politique – et à reporter aux calendes grecques toute velléité d’émancipation sociale.
ÀB ! : Quelle voie l’indépendance peut-elle emprunter aujourd’hui ?
P. R. : Je pense qu’il faut revenir au sens profond d’un véritable projet d’émancipation sociale, d’un projet libérateur. Le projet initial de libération nationale et d’émancipation sociale était un projet où ces deux aspects étaient intimement liés. La souveraineté, c’est beaucoup plus qu’une simple déclaration à l’Assemblée nationale. Il nous faut dépasser les aspects purement constitutionnels. Tout nous le démontre : comment peut-on arriver à l’indépendance du Québec, à un projet libérateur aux plans social, économique, environnemental et culturel, sans une réappropriation de nos pouvoirs politiques ? Faire l’indépendance du Québec, c’est aller à contre-courant de la mondialisation néolibérale et en limiter le pouvoir, c’est rétablir l’État dans une position de décision, de développement collectif du bien commun. Sans revenir à l’époque où il s’agissait simplement d’États nationaux, mais pour créer une mondialisation des solidarités, pour recréer un espace où les gens puissent se reprendre en main. Il faut revenir à l’essentiel, il faut que le projet mis de l’avant en soit vraiment un d’émancipation nationale et sociale. Sinon, on retombe dans la même schizophrénie qu’au milieu des années 1970 avec les mouvements dits « m.l. ». Mais il ne faudrait pas non plus refaire ad nauseam l’erreur du PQ, qui s’en est tenu et ne s’en tient toujours qu’à une perspective « nationale nominale ». Il faut au contraire continuer d’y mettre le contenu qui lui appartient en propre, c’est-à-dire un projet de société libérateur pour les classes populaires. Pas de véritable indépendance sans émancipation sociale. Et pas de vraie émancipation sociale avec dans le décor une domination nationale qui traîne. Au Québec, le règlement populaire des deux questions est foncièrement lié. Et ça va prendre un minimum d’audace et de courage politique à gauche pour y arriver.