De l’État-providence à l’État-concurrence

No 36 - oct. / nov. 2010

Crise financière et mutation de l’État

De l’État-providence à l’État-concurrence

Philippe Hurteau

L’automne 2008 semble déjà bien loin. Le temps d’une saison, il a été possible de croire que le développement du capitalisme financier avait atteint les limites de son extension et, dans la foulée de la crise financière, qu’il serait désormais possible de ramener un peu d’ordre et de bon sens à un système qui fonctionne à la démesure et à l’excès. Des géants tombaient  : Fanny Mae et Freddie Mac (qui détenaient ou garantissaient 40 % du marché immobilier états-unien, soit 5,200 milliards de dollars), Lehman Brothers (actif total de 59 milliards de dollars) et une centaine d’autres institutions financières firent faillite en 2008-2009 aux États-Unis seulement. Parallèlement à ces faillites en rafale, on assistait à la nationalisation de certaines des grandes banques de la planète. Nous pouvions effectivement croire que l’ère de l’opulence et de l’arrogance néolibérale était révolue.

Les plans de sortie de crise des différents gouvernements mondiaux ont toutefois tôt fait de nous ramener sur Terre. Au-delà des montants en jeu, ces plans se sont structurés autour d’un nombre limité d’objectifs. Ils visaient : 1) à sauver les délinquants de la finances afin de stabiliser l’économie mondiale ; 2) à faire porter la responsabilité de la récession par quelques «  pommes pourries » du système – comme s’il pouvait exister une bonne et une mauvaise spéculation ! – et 3) à créer rapidement l’impression d’une relance et d’un retour à la normalité afin d’apaiser le plus vite possible toute velléité de réformes en profondeur.

Ce que ces plans ont en commun n’est donc pas tant une volonté partagée d’injecter de l’argent neuf dans le système pour aider à la relance, mais plutôt de jeter les bases d’une relance économique qui pourrait enfin se débarrasser des cadres réglementaires hérités du compromis keynésien. De manière répétée depuis l’ère Reagan-Thatcher, les promoteurs du capitalisme néo­libéral n’ont pas cessé de tenter une déstructuration des politiques publiques interventionnistes propres à l’État providence (réglementation bancaire, fixation des prix, fiscalité progressive, sociétés d’État, services publics étendus, etc.). Le résultat de ces attaques est bien connu  : privatisation, baisses d’impôt, déréglementation, augmentation des écarts de richesse, etc.

L’État-concurrence

Les plans de relance n’ont donc pas été conçus pour «  relancer l’économie  », mais plutôt pour porter un cran plus loin le projet d’État de l’oligarchie néolibérale. Sans analyser le contenu spécifique de chacun de ces plans, il est possible de mettre en relief ce qu’ils ont de semblable, c’est-à-dire un projet commun de remodelage étatique. L’État doit maintenant, en plus de se recentrer sur ses missions traditionnelles (sécurité-justice), se conformer au modèle de l’entreprise privée pour son organisation interne tout en instituant ses relations externes suivant une logique de concurrence marchande. Cet État concurrentiel que l’on nous concocte peut se résumer en quatre qualificatifs  :

• 1 État facilitateur   : réduction des coûts du travail, incitation à l’investissement sur le territoire, innovation et soutien à la recherche et au développement, éducation-formation orientée en fonction des besoins des entreprises, déréglementation, subventions aux entreprises, etc.

• 2 État distributeur   : distribution des contrats d’infrastructure, ouverture accrue à la sous-traitance, utilisation intensive des services de main-d’œuvre issue d’agences privées, délégation des services publics à des instances parapubliques ou privés, partenariat public privé, etc.

• 3 État compétitif   : soumission des services publics et des programmes sociaux au principe de concurrence, création de marchés internes en santé et en éducation, stimulation de la concurrence inter-établissements, instauration d’une fiscalité concurrentielle et régressive, austérité budgétaire, etc. 

• 4 État sécuritaire   : sécurisation des investisse-ments, renforcement de la sécurité publique, répression de la contestation, de la déviance et de la marginalité, gentrification, etc.

L’État concurrentiel québécois

Le dernier budget du Québec met en exécution les projets de réformes articulés par les économistes de l’overclass mondialisée. Le ministre Bachand, après s’être entouré d’un quatuor d’experts prônant l’instauration d’un État concurrentiel québécois, met en place dans son budget l’ouverture des services publics au principe de la concurrence inter-établissements. Dans le domaine de la santé, l’attribution des fonds recueillis au moyen de la nouvelle «  cotisation santé  » ne se fera pas selon les besoins de la population, mais bien selon une méthode de répartition basée sur l’efficacité économique des gestionnaires. L’ouverture à la concurrence s’opère également par la rupture avec les principes de gratuité et d’universalité d’accès aux services – c’est cette rupture qui forme le cœur de la révolution culturelle appelée de ses vœux par le ministre. Dans cette révolution, chaque service public devra, à l’instar de l’entreprise privée, tendre à l’autofinancement en tarifant au prix du marché ce qui devrait être offert – et non vendu – à la population. L’État concurrentiel est donc en voie d’implantation au Québec, à la fois par les transformations structurelles imposées dans les domaines tarifaires et de la gouvernance, mais aussi par l’application de politiques d’austérité budgétaire et par la bonification des contrats et des subventions distribués par l’État  : 41 milliards de dollars en contrats d’infrastructure de 2008 à 2012, ce à quoi il faut ajouter 6 milliards en subventions et 3,4 milliards en cadeaux fiscaux aux entreprises.

Au Québec comme ailleurs, on prend prétexte des déficits budgétaires et de la dette publique pour justifier la mise en place d’un mode de gestion étatique orienté principalement vers les impératifs de stimulation économique et de valorisation des investissements. On nous dit que la fête est terminée et qu’il faut désormais penser à créer la richesse et non à la distribuer. Cette phrase – vide de sens lorsqu’on y regarde de plus près – tente de cacher l’essentiel  : la volonté des élites économiques d’opérer une relance répondant à leurs intérêts et qui est destinée à affaiblir davantage le peu de sécurité sociale destinée aux classes populaires.

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