Journalisme. L’indépendance à la pige ?

No 52 - déc. 2013 / janv. 2014

Médias

Journalisme. L’indépendance à la pige ?

Simon Van Vliet

De l’aveu de Pierre Sormany, l’un des fondateurs de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) il y a vingt-cinq ans, l’adoption du terme « indépendant » est une usurpation, une substitution qui vise à éviter le terme « pigiste », jugé péjoratif [1]. Les journalistes « indépendant·e·s » se distinguent donc de leurs collègues salarié·e·s par le type de relation contractuelle qui les lient aux entreprises de presse. En tant que pigistes, les journalistes « indé­pendant·e·s » se trouvent en fait dans une position de dépendance face aux grands conglomérats qui sont les principaux donneurs d’ouvrage sur le « marché » de la pige.

Cette dépendance ne leur réussit guère : un sondage dévoilé lors des États généraux du journalisme indépendant, organisés sous l’égide de l’AJIQ en septembre dernier, montre que les revenus des journalistes à la pige ont chuté d’environ 30 % depuis 1981 (pour s’établir à 37 352 $ en 2013) et que les pigistes gagnent aujourd’hui 20 % de moins en moyenne que leurs collègues salarié·e·s.

L’approche préconisée par l’AJIQ depuis sa fondation, et remise de l’avant dans le cadre des États généraux, consiste à rétablir le rapport de force en définissant un cadre de négociation collective qui forcerait les entreprises de presse à garantir des conditions minimales d’engagement des journalistes professionnel·le·s (tarif de base, contrat type, etc.). Cette solution inspirée du modèle de l’Union des artistes permettrait de remédier à la précarité des pigistes.

Quelle indépendance ?

L’amélioration nécessaire des conditions de travail des journalistes n’est cependant pas synonyme de lutte pour l’indépendance du journalisme, car sans médias indépendants, les pigistes restent dépendants de leurs clients des « grands médias » pour gagner leur vie et pour diffuser le fruit de leur travail.

Or, la concurrence qui fait rage dans le secteur des médias est la cause à la fois de la dégradation des conditions de travail des journalistes et de la qualité du travail journalistique. Cette double dégra­dation se traduit, d’une part, par une précarité croissante des journalistes (en particulier des pigistes) et, d’autre part, par un nivellement par le bas de la qualité de l’information qui voit l’information à caractère sociopolitique être évacuée au profit d’une information à caractère de plus en plus commercial.

L’analyse présentée par Dominique Payette, présidente d’honneur des États généraux, tend à démontrer que les structures économiques de la presse commerciale (qui sont d’ailleurs généreusement subventionnées par l’État) sont de moins en moins à même d’assurer des conditions de travail décentes aux journalistes, mais aussi de moins en moins aptes à produire une information d’intérêt public, diversifiée et réellement indépendante.

Plutôt que de s’attaquer à la cause structurelle de sa précarisation, le milieu journalistique focalise son attention sur la dégradation des conditions de pratique et cherche des solutions institutionnelles à la crise des médias, comme la création d’un ordre professionnel ou l’instauration d’un cadre de négociation collective. Cette approche passe à côté de la lutte à long terme pour l’indépendance des médias vis-à-vis des intérêts dominants, seule garan­tie d’une véritable indépendance pour le journalisme.

L’indépendance des journalistes se bute à cette presse qui délaisse l’information d’intérêt public pour une information standardisée dont la fonction n’est plus que d’être un « contenu » attrayant qui fait vendre la publicité. L’indépendance journalistique se dissout dans cette presse qui est, à quelques rares exceptions près, une formidable machine de propagande idéologique néolibérale et un relais, plus ou moins complaisant, des discours économiques et politiques dominants [2].

Ce n’est pas peu dire que près du quart des journalistes se perçoivent comme des « courroies de transmission », comme le révélait un sondage mené en 2010 par la politologue Anne-Marie Gingras de l’Université Laval. Les journalistes, neutralisé·e·s par l’objectivité et l’impartialité à laquelle on les forme, ne semblent pas voir que le déclin de l’indépendance journalistique est le produit d’une instrumentalisation commerciale et politique de leur travail, facilitée par les transformations des structures du « marché » de l’information (et de la publicité).

Enjeu corporatiste ou débat de société ?

Si le discours des associations professionnelles de journalistes insiste volontiers sur la contribution du « quatrième pouvoir » à la vie démocratique, leur action politique vise surtout la défense du statut professionnel et l’amélioration des conditions de travail. Ce décalage est révélateur de la conception relativement étroite, essentiellement corporatiste, du journalisme que défendent tant l’AJIQ que la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), qui ne reconnaissent comme journaliste à part entière qu’une personne qui exerce de manière « régulière et rétribuée une fonction de journaliste pour le compte d’une ou de plusieurs entreprises de presse ».

Ce qui définit l’essence de l’acte journalistique est pourtant la recherche de la vérité pour le compte de l’intérêt public, pas le fait d’en tirer rétri­bution. Quand l’indice de confiance de la population envers les journalistes est d’à peine 42 %, selon le Baromètre des professions 2013, le défi de ces derniers est de réaffirmer leur indépendance pour revaloriser leur travail aux yeux du public. Le statut et les conditions de travail des journalistes sont des enjeux centraux pour la profession, mais restent des questions périphériques dans le débat public à poursuivre sur l’indépendance du journalisme.


[1Voir « Indépendance, engagement et journalisme : un débat à poursuivre » dans le journal Ensemble, www.journalensemble.coop/

[2Voir à cet égard « Le modèle propagandiste des médias » dans le présent dossier sur Chomsky.

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