Dossier : Noam Chomsky - scientifique et militant
Un intellectuel, un instinct de liberté
Noam Chomsky est né en 1928 à Philadelphie, ville qui était au XVIIIe siècle le phare étatsunien de la philosophie des Lumières. Sa pensée est-elle le fruit de son époque ? Quelles ont été ses influences tout au long de sa vie ? Regardons de plus près l’intellectuel et le militant qu’il a été et continue d’être pour essayer de mettre au jour les racines qui soutiennent son œuvre.
I am a child of the Enlightenment. – Noam Chomsky [1]
Une formation rationaliste
Le petit Noam était un enfant doué. Avant l’âge de deux ans, il a été envoyé à l’Oak Lane Country Day School. Une grande place était accordée à la créativité dans cette école et l’esprit de compétition n’y était pas encouragé, ce qui explique peut-être en partie son aversion pour l’esprit du capitalisme. En 1939, âgé d’à peine onze ans, il publie son premier article qui porte sur la menace de l’expansion du fascisme en Espagne, alors en pleine guerre civile. À l’âge de douze ans, il goûte l’esprit de compétition avec consternation lorsqu’il est envoyé à l’école secondaire centrale de Philadelphie, un abat-jour pour les jeunes les plus brillants.
Chomsky a par la suite étudié la philosophie et la linguistique à l’Université de Pennsylvanie. Le style de pensée de Chomsky est caractéristique de la tradition de la philosophie analytique enseignée dans les universités étatsuniennes. La philosophie analytique considère que le but de la philosophie est l’analyse logique du langage et la clarification logique de la pensée. Née en réaction à l’obscurité de l’idéalisme allemand, cette approche de la philosophie accorde beaucoup d’importance à la mise en évidence des erreurs de raisonnement et des concepts vagues et obscurs que l’on retrouve souvent chez les penseurs appartenant à la tradition « continentale » ou franco-allemande.
On retrouve en effet chez Chomsky un profond dédain (à mon avis très souvent justifié !) de la philosophie franco-allemande. « Les intellectuels ont un problème : ils doivent justifier leur existence. […] Il s’agira de prendre ce qui est plutôt simple et de le faire passer pour très compliqué et très profond. Les groupes d’intellectuels interagissent comme cela. Ils se parlent entre eux, et le reste du monde est supposé les admirer, les traiter avec respect et ainsi de suite. Mais traduisez en langage simple ce qu’ils disent et vous trouverez bien souvent ou bien rien du tout, ou bien des truismes, ou bien des absurdités [2]. » À ces déraillements, Chomsky préfère la clarté.
Le linguiste innéiste
En 1966, Noam Chomsky publie un livre intitulé Cartesian Linguistics : A Chapter in the History of Rationalist Thought, où il se réclame du patronage de René Descartes. Or, Descartes appartient à la tradition de l’innéisme, cette doctrine philosophique d’origine platonicienne selon laquelle certaines idées ou structures mentales appartiennent à la nature même de l’être humain. Chomsky va s’inspirer de cette tradition pour postuler l’existence de structures linguistiques fondamentales, innées et universellement partagées par tous les êtres humains. Un être humain n’apprend jamais à parler, il sait toujours déjà parler, car l’aptitude à la parole fait partie de la nature humaine.
Déjà dans les années 1950, Chomsky va utiliser l’innéisme pour lutter contre la domination des sciences humaines par le behaviorisme de Skinner. Dans Verbal Behavior, un ouvrage aujourd’hui pratiquement relégué aux oubliettes, Skinner veut appliquer son modèle d’explication mécaniste du comportement au langage. Pour Skinner, tous les comportements humains sont acquis, y compris le langage.
La théorie de Skinner, qui devenait à l’époque une orthodoxie en sciences humaines et en philosophie, apparaissait aux yeux de Chomsky comme néfaste et paralysante pour la vie intellectuelle. Il décide ainsi de publier une critique de Verbal Behavior avant même que l’ouvrage ne soit publié en 1957. Pour Chomsky, l’acquisition du langage par confrontation au milieu dans lequel l’individu a grandi n’explique pas la production du discours poétique et la capacité des individus à produire des énoncés radicalement nouveaux. Chomsky emprunte ici à Descartes l’idée que le langage humain est fondamentalement créatif, contrairement à celui des autres animaux. Cette critique est l’un des textes qui eurent le plus d’influence sur le domaine de la psychologie au XXe siècle. On lui doit la naissance du cognitivisme.
Depuis, Chomsky n’a cessé de perfectionner sa théorie. Elle est aujourd’hui à ce point approfondie qu’elle relève plus de la philosophie du langage que de la linguistique. En effet, Chomsky remet en question de façon radicale la nature même du langage lorsqu’il affirme que le phénomène du langage s’apparente davantage au phénomène de la pensée qu’à celui de la communication. Et lorsqu’il décrit la pensée comme une sorte de « dialogue intérieur », on ne peut que remarquer l’affinité de Chomsky avec Platon [3].
Le militant pour la liberté
Une des idées politiques fondamentales de Chomsky est que le simple bon sens de l’ouvrier suffit à comprendre et à critiquer le monde dans lequel nous vivons. Chomsky a fréquenté dès l’âge de douze ans le kiosque à journaux de son oncle de New York, là où se rassemblaient chaque jour pour discuter de politique des ouvriers de la classe moyenne au chômage. C’est dans ce milieu qu’il entre en contact avec les idées anarchistes, des idées qui furent certes développées par de grands intellectuels européens, mais qu’on retrouve aussi dans les journaux ouvriers étatsuniens dès le début du XIXe siècle.
Tout le militantisme de Chomsky repose sur l’hypothèse que l’être humain aspire naturellement à la liberté politique et sur le principe moral selon lequel un intellectuel a la responsabilité de dénoncer les injustices dans la mesure où il a accès plus facilement à l’information. Dès 1964, il va prendre publiquement position contre la guerre du Vietnam en déclarant que la mort de civils pendant la guerre fait partie d’une stratégie pour permettre aux États-Unis d’occuper et de maintenir l’espace central sur l’échiquier géopolitique mondial.
Cette dénonciation de la guerre du Vietnam n’était que le début. Depuis les cinquante dernières années, en plus de s’attaquer avec virulence à des organismes comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, Chomsky n’a jamais cessé de critiquer très sévèrement la politique étrangère des États-Unis, particulièrement celle qui concerne le Vietnam, le Laos, le Cambodge, l’Amérique latine, le Timor oriental, le Kosovo, l’Afghanistan et la Palestine. Il compare les actions du gouvernement étatsunien à celles du crime organisé. Les États-Unis sont loin d’être les défenseurs de la démocratie qu’ils prétendent être, car « selon les principes des procès de Nuremberg, chaque président américain depuis lors aurait été pendu [4] ».
Cependant, malgré la soi-disant liberté d’expression, les critiques de Chomsky de la politique étrangère étatsunienne n’ont presque jamais été présentées dans les médias de masse. Pour tenter d’expliquer ce phénomène, il a développé avec l’économiste Edward S. Herman une théorie sur les médias. Dans Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media (1988), ils expliquent que le fonctionnement même des médias impose des filtres à travers lesquels l’information doit passer avant d’atteindre le public. Ne se retrouvent dans les médias de masse que les informations qui ne nuisent pas aux intérêts du monde des affaires. En appliquant ces filtres, les médias de masse états-uniens servent leurs intérêts comme le fait n’importe quelle entreprise privée, tout en se soumettant à l’État d’une façon qui plairait aux pires dictateurs.
Chomsky fait aussi observer que, de plus en plus, l’entreprise privée prend en charge les responsabilités de l’État. On privatise ainsi des pans entiers de la fonction publique, prétextant que le secteur privé est plus efficace que celle-ci. Les institutions politiques se laissent progressivement dominer par ce que Chomsky appelle de « vastes institutions de tyrannie privée ». Structurées de façon très hiérarchique, ces tyrannies privées exercent une très grande influence sur les politiques de l’État tout en échappant à tout contrôle démocratique. Bref, l’État-nation se transforme progressivement en État-corporation.
Que faire ? Contrairement à Platon ou Lénine, Chomsky ne prétend pas savoir comment organiser tous les aspects d’une société juste. On peut associer sa pensée politique à l’anarchisme, car il croit que c’est en remettant le pouvoir économique entre les mains des travailleurs et des travailleuses qu’il serait possible d’organiser une société plus juste. Le pouvoir de tyrannies privées doit être combattu par la prise en charge de la direction des entreprises par les ouvrières et ouvriers eux-mêmes.
Si l’on retourne aux racines de la pensée de Chomsky, on découvre que les deux volets de l’œuvre de sa vie reposent sur l’hypothèse qu’il existe une nature commune à tous les êtres humains, une nature qui rend possible la créativité. Comme le croyaient les Lumières du XVIIIe siècle, il existe une nature humaine à respecter impérativement si nous voulons organiser une société juste. Chomsky se fonde sur l’espoir que l’humain est né pour être libre ; il milite pour briser ses fers. [5]
Question de François Doyon
Le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer écrit : « En vérité ce n’est pas l’histoire qui nous appartient, c’est nous au contraire qui lui appartenons (5). » Que pensez-vous de cette affirmation ? Votre pensée politique est-elle un produit de l’histoire, croyez-vous qu’un·e intellectuel·le puisse s’affranchir de tous les préjugés de la tradition et de son époque ? Si oui, croyez-vous l’avoir fait ?
Réponse de Noam Chomsky
Nous appartenons à l’histoire seulement au sens où nous faisons partie d’une culture et d’une société qui a sa propre histoire et nous ne pouvons éviter d’être influencés par ses présupposés, ses idées, ses pratiques, bref, ses « préjugés de la tradition ». Mais nous pouvons certainement nous libérer de tout cela, et plusieurs l’ont fait. L’ai-je fait moi-même ? Je crois que oui, mais c’est aux autres d’en juger.
[1] Cité par David Barsamian dans Chronicles of Dissent, Common Courage, 1992.
[2] Noam Chomsky, cité par Normand Baillargeon et David Barsamian, Entretiens avec Chomsky, Montréal, Éditions Écosociété, 2002, p. 45-46.
[3] Noam Chomsky, « What is language and why does it matter ? », conférence prononcée à Montréal le 25 octobre 2013.
[4] Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, Montréal, Lux, 2008, p. 100-101.
[5] Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 298.