De quoi Jaggi Singh est-il le nom ?

No 71 - oct. / nov. 2017

Profilage politique

De quoi Jaggi Singh est-il le nom ?

Michel Sancho

Le dimanche 20 août à Québec, une manifestation contre La Meute organisée de concert par différents groupes antifascistes s’est soldée par l’arrestation du militant Jaggi Singh. Pendant son arrestation, Singh s’identifia en tant que Michel Goulet. Les médias ont fait leurs choux gras avec cette histoire, suivie de la seconde arrestation du 29 août et des accusations d’entrave et de supposition de personne portées contre lui.

Jaggi Singh (et non pas Jacky singe, comme semblent le marmonner plusieurs journalistes) est un militant de longue date, présent sur tous les fronts anticapitalistes et antiracistes depuis presque 20 ans. Il a commencé à sortir de l’anonymat lors du fameux sommet de Québec de 2001 durant lequel il a été arrêté, sous prétexte qu’il utilisait une arme, soit une catapulte à toutous. Pendant quelques jours, les journalistes ont laissé courir la rumeur d’une vraie catapulte, qui tirait des cocktails Molotov, ce qui fut démenti pendant le procès. Mais le mal était fait et ces rumeurs continuent encore à alimenter le profilage politique. En effet, Jaggi Singh a été arrêté une bonne dizaine de fois depuis, mais la grande majorité des accusations sont tombées rapidement. À deux reprises, ses avocats réussirent même à faire porter le blâme sur les accusateurs, exigeant des dommages et intérêts. En 2002, l’Université Concordia fut blâmée pour son arrestation pendant une conférence de Benjamin Netanyahou et, en 2015, un juge de la Cour supérieure a condamné les policiers Frédéric Mercier et Georges Lamirande du SPVM à lui payer 15 000 $ en dommage exemplaire.

Singh ou Chartrand ?

Et pourtant, les médias québécois continuent à essayer de la faire passer pour un militant violent et dangereux, alors qu’il s’est toujours affirmé pacifiste. On peut comparer pour le plaisir le casier judiciaire de Jaggi Singh et de Michel Chartrand et constater que Chartrand a passé plus de temps en prison que Singh dans sa carrière de syndicaliste. Chartrand a été mis en prison sept fois. Autre temps, certes, mais la comparaison peut faire sourire lorsqu’on pense à l’aura dont bénéficie Chartrand auprès de ceux qui considèrent Singh comme un méchant terroriste.

Singh fut arrêté après avoir refusé de bouger lorsque la police de Québec a voulu dégager la place pour pouvoir faire sortir les gens de La Meute. Sur les images, on peut voir effectivement Jaggi protester contre son arrestation et essayer de s’arracher de l’étreinte de trois policiers qui essaient de l’immobiliser. Les protestataires derrière la ligne de police sont en colère devant cette arrestation qu’ils trouvent brutale et inappropriée. D’ailleurs, à ce moment-là, en direct, même les journalistes de LCN semblent se demander pourquoi il est arrêté. Ce à quoi répond le porte-parole de la police de Québec : « S’il est arrêté, c’est qu’il doit y avoir une raison. » De façon générale, la plupart des médias ont focalisé sur les quelques débordements ayant entaché la manifestation globalement pacifique et sur l’arrestation de Jaggi Singh. De plus, les photos ayant surplombé ces articles furent, à quelques exceptions près, disgracieuses et donnant l’image d’un homme défiguré par la haine, alors que, d’après le principal intéressé et les témoignages des gens proches de lui, c’était la perte de ses lunettes et sa forte myopie, qui lui donnèrent ce visage défiguré. Tout cela faisant partie de la diabolisation de ce militant entreprise depuis de nombreuses années. Certains chroniqueurs firent leurs choux gras en y dédiant des chroniques entières pour se moquer de ce « showman », ce « clown » plutôt que militant. Bref l’accent fut mis sur les soi-disant provocations de Singh et ses appels à la violence. Pourtant le déroulement de la journée ne fut pas exactement celui qui fut présenté. En effet, Singh passa la journée à chanter, à danser avec des enfants et à participer à une manifestation pacifiste et peu de journalistes mirent l’accent sur cette partie de la journée. De ce fait, Singh ne fut jamais présent dans le secteur où les actes plus violents eurent lieu, restant face au barrage policier toute la journée.

On peut se référer au très récent rapport de la Commision sur le développement social et la diversité montréalaise et de la Commission de la sécurité publique dénonçant le profilage racial et social de la police de Montréal pour émettre l’hypothèse que son arrestation est bien liée à une forme de profilage politique plutôt qu’à un réel danger ou à de réels actes criminels. Sans oublier la vendetta personnelle du maire Régis Labeaume. D’ailleurs, la seule accusation qui lui valut un retour à Québec et des moqueries dans les différents journaux fut son utilisation du nom de Michel Goulet. Accusation qui fut ridiculisée par l’avocate Véronique Robert dans un texte intitulé « Le droit au silence », qui démontra que l’utilisation de ce nom s’apparentait plus à de l’humour qu’à une supposition de personne. En effet, les policiers connaissaient son nom avant même de l’arrêter et il n’y avait nul doute sur son identité.

Toute cette histoire occulte le fait que, durant cette journée, une manifestation pacifiste de plus de 500 personnes a exprimé son rejet du racisme et qu’un groupe d’extrême droite a, malgré la résistance, pu marcher dans les rues en faisant quelques saluts nazis et en arborant un drapeau allemand avec la croix de fer. Ces dernières informations ne furent partagées que sur les réseaux sociaux et quelques médias indépendants.

Le chef des black blocs ?

Cette couverture médiatique ciblée sur Singh, exprime la nécessité pour l’appareil médiatique québécois de trouver un leader, un chef, quitte à le fabriquer, pour focaliser l’attention de l’opinion publique sur lui. Pourtant, il a été clairement dit par plusieurs groupes et individus que Jaggi Singh n’était ni un porte-parole et encore moins un chef, puisque tous les groupes antifascistes présents ce jour-là sont des groupes qui se basent sur un fonctionnement horizontal. Or tous ces groupes sont devenus la « gang à Jaggi ». Cela en dit long sur l’incapacité de notre société à concevoir des fonctionnements autre que verticaux, sans chefs et sans leaders. Cela nous rappelle aussi l’insistance à nommer Gabriel Nadeau-Dubois, le « chef et leader » des carrés rouges, lui qui ne fut que porte-parole de l’ASSÉ.

Le bouc ?

Nous entrons ici de plain-pied dans le modèle du bouc émissaire tel que décrit par René Girard : la fabrication du héros/zéro sacrifié sur l’autel de l’opinion publique. Choisir une personne racisée n’est pas non plus anodin. En effet, Singh représente l’étranger typique au sens où Georg Simmel le décrit sans son fameux essai « Excursus sur l’étranger » : un homme à la fois ici et ailleurs qui est membre du groupe, mais aussi libre par rapport à ce groupe. Il représente un être social particulier, sujet à toutes les projections du groupe social dominant. Il permet de rejeter ce qu’il représente : un parasite à l’intérieur même de nos interactions sociales. L’étranger est une figure ambivalente et mouvante, il permet de canaliser toutes nos peurs. En décrivant l’étranger comme celui qui est à la fois proche et lointain, Simmel nous représente cette figure sociale qui nous fait peur ; à son époque il était le juif, il est maintenant, à la fois, le musulman, le terroriste, le migrant, l’ennemi intérieur, toutes ces figures que Singh n’est pas, mais qu’il devient dans le déferlement de haine des réseaux sociaux et de certaines radios poubelles. Il devient le bouc émissaire idéal par ses caractéristiques ethniques et politiques d’une situation sociale explosive et le sacrifié du système social, lui permettant de se régénérer en évitant de se pencher sur les véritables causes socioéconomiques de ces problèmes.

De quoi Jaggi Singh est-il le nom ? Il n’est pas le nom de Michel Goulet et encore moins celui de Michel Chartrand. Il est le nom de toutes nos peurs et de toutes nos projections.

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