Déjà hier, les vacances

No 71 - oct. / nov. 2017

Regards féministes

Déjà hier, les vacances

Martine Delvaux

Il y a un moment où la fatigue l’emporte, la fatigue que les vacances, malgré leur intention de repos, fait surgir. On me demande souvent, devant l’été qui arrive : Vas-tu décrocher ? Je ne sais pas ce que ça veut dire, ou si même c’est possible.

Quand je pars, je continue à écrire, à penser, malgré moi. Et quand je reviens, je suis parfois encore plus fatiguée. Fatiguée d’avoir essayé de décrocher. Fatiguée, aussi, parce que le fait d’en être sortie un peu a eu pour résultat moins une régénérescence qu’une sorte de découragement : je ne sais plus par quel bout reprendre. Comme si m’éloigner avait pour effet que j’en ai encore plus assez. Ma colère est vive, mon indignation, mon découragement aussi. Au retour des vacances, rien a changé, et surtout pas moi, et devant l’ampleur de la tâche ; j’ai souvent envie de fuir, de baisser les bras, de me mettre pour de bon en vacance, c’est-à-dire en absence, à jamais gone fishing

Je rentre à la maison et je n’en peux plus de ce que j’ai cherché (bien inutilement) à quitter en partant. Le travail. La ville. Les actualités. Tout ce qui est fidèle au rendez-vous comme si le temps n’avait pas passé. Tout ce qui n’a pas bougé. Les nouvelles entourant Trump. Les preuves quotidiennes du sexisme et de la misogynie. La violence débridée, arbitraire, épouvantable. La souffrance ambiante. Tout ce qui rend la vie difficile, et souvent insoutenable.

Le retour de vacances me rend triste sans doute parce qu’au fond de moi, à chaque fois, j’ai espoir que les choses vont changer subitement en mon absence, les choses ou bien moi, que le monde sera différent ou que moi je serai capable de l’aborder autrement. Mais ce n’est jamais le cas…

* * *

J’étais à Miami quand j’ai appris que la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle venait de mourir. Une auteure que je lis depuis des années et que je fais lire autour de moi. Une femme dont j’appréciais la justesse des mots et la capacité à vulgariser ce qui est compliqué. Une femme lumineuse qui ne se prenait pas pour une autre et que tout le monde aimait. Je me trouve, moi aussi, à mon retour du bord de la mer, comme une naufragée du transfert comme l’écrit Avital Ronell, une grande amie de Dufourmantelle. Naufragée d’un transfert de lectrice, de médiatrice.

L’été 2017 aura été l’été du deuil, et mes vacances avec lui… Après Anne Dufourmantelle, Sam Shepard, idôle de toujours, et Lucille Cairns, collègue britannique spécialisée en littérature gay et lesbienne. Puis, Stéphanie St-Amant, ancienne étudiante suivie de loin en loin, militante pour les droits des femmes à l’accouchement. Stéphanie qui n’a jamais cessé de penser et de parler, de provoquer, de confronter, et qui est partie entourée de femmes comme elle, battantes luttant pour la liberté. Des femmes qui ne s’arrêtent jamais. Stéphanie St-Amant a continué jusqu’à la fin. Elle est partie pendant que se tenait, autour d’elle, un festival sur la naissance organisé en plein été et auquel participaient, je l’imagine, ces femmes qui profitent de leurs vacances pour militer. Anne Dufourmantelle, celle qui a écrit sur l’amour et le risque, a tout donné pour la vie d’enfants en danger. J’imagine le sable, les serviettes de plage, le parasol, les verres fumés, et la mer devenue soudainement agitée. Je la vois plonger, nager. Je l’imagine se débattre, emportée par une vague ou un courant imprévisible. Je pleure de la penser en train de manquer d’air. Elle a perdu la vie, et les enfants ont été sauvés.

* * *

On parle d’éthique de travail, d’un protestantisme ambiant qui fait qu’on en fait toujours trop et que si ce n’est pas le cas, la culpabilité nous attend au tournant. On se demande à quel moment ça va s’arrêter, quand est-ce qu’on va vraiment pouvoir décrocher ? Mais est-ce qu’on décroche jamais quand on est militant ? Et qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? Décrocher quoi ou qui, de quoi ou de qui, et comment ? En défaisant un nœud ? En tranchant un lien ? En oubliant pendant un moment ? En faisant la sourde oreille ?

Prendre des vacances pendant que des personnes réfugiées se battent pour avoir une vie. Prendre des vacances pendant que d’autres luttent pour continuer à mener la leur sans danger. Prendre des vacances pour faire le plein quand on ne sait pas vraiment ce que c’est le vide, celui qui gronde dans l’estomac, celui qui apparaît dans le compte de banque, celui qu’on subit autour de soi quand il y a une sécheresse, une guerre, une pandémie. Le vrai vide. Celui qui n’implique aucun choix. Celui qui n’est jamais en vacances parce que la vacance est toujours là, déjà.

Peut-être que c’est difficile de cesser de travailler, quand on est militant, parce que s’arrêter, c’est en quelque sorte se rendre, se laisser abattre, se résigner. Ou que ça laisse entendre, ce qui est sans doute pire, le fait qu’on a le choix de s’engager, que c’est une activité qui peut donc être temporaire, suivant les caprices de la pluie et du beau temps. Mais est-ce vraiment le cas ? Est-ce que l’engagement n’est pas là tout le temps ? Ce n’est pas un interrupteur qu’on allume et qu’on éteint, ou un amour qu’on choisit quand ça convient. C’est un engagement constant, de chaque instant. Et voilà ce qui épuise.

Mais comment faire autrement ?

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