Les fossoyeurs d’une révolution

No 71 - oct. / nov. 2017

Crise sociale, économique et politique au Venezuela

Les fossoyeurs d’une révolution

Ricardo Peñafiel

Décrié comme une tyrannie totalitaire par l’opposition et ses alliés étrangers, le gouvernement Maduro justifie la répression des manifestations et le musèlement du parlement en invoquant la légitime défense de l’État de droit face à une opposition violente et putschiste, soutenue par l’impérialisme états-unien.

Pendant ce temps, le pays s’enfonce dans une crise économique et sociale catastrophique privant la majorité de la population de denrées de première nécessité. S’accusant mutuellement d’être responsables de la crise, maduristes [1] et opposition sont tout aussi coupables de la destruction des acquis de la révolution bolivarienne. L’origine de la crise actuelle remonte à avril 2002, alors que l’éphémère coup d’État contre Chávez donne le pouvoir pendant 48 h à l’opposition, qui se comporte en tyrannie contre-révolutionnaire, bafouant toutes les institutions démocratiques, notamment, en destituant le parlement et l’ensemble des pouvoirs élus et en séquestrant des dizaines de représentants chavistes. C’est d’ailleurs cette attitude dictatoriale qui éroda toute la légitimité du bref gouvernement de l’opposition, faisant basculer une grande partie des militaires dans le camp des chavistes, sortis par centaines de milliers défendre les institutions démocratiques.

Fuite de capitaux, contrôle des changes et crise économique

Après cet échec, l’opposition poursuit sa stratégie insurrectionnelle visant à renverser le gouvernement, en organisant, en décembre 2002, une grève-lockout, notamment du secteur pétrolier qui fournit l’essentiel du PIB et du budget de l’État. Le chavisme réussit à repartir la production (grâce à l’aide des ouvriers du secteur pétrolier et aux ingénieurs cubains) et à mettre en échec cette grève patronale qui, en deux mois, a coûté au pays 10 % de son PIB.

Incapable de renverser le gouvernement démocratiquement élu, la bourgeoisie vénézuélienne, habituée à gouverner et à s’approprier directement la rente pétrolière, décide de quitter le pays ou, du moins, de mettre à l’abri sa fortune en plaçant son argent à l’extérieur. Pour empêcher cette fuite massive de capitaux, le gouvernement instaure un système de contrôle des changes faisant en sorte que toute personne voulant accéder aux dollars américains, pour importer des marchandises, par exemple, devait passer par l’État.

Essentielle en 2003, la perpétuation de cette mesure exceptionnelle est à l’origine de la crise actuelle. Non seulement le contrôle des changes ne parvient pas à freiner la fuite de capitaux – évaluée à plus de 20 Milliards de dollars américains par année – mais, en plus, il alimente le marché noir, les pénuries et l’hyperinflation. Car la bourgeoisie a rapidement trouvé des manières pour contourner le système de contrôle des changes, notamment en surfacturant les produits importés, ce qui lui permet de mettre la main sur les précieux dollars tant convoités. Elle s’en sert soit pour les placer directement à l’extérieur, soit pour les vendre sur le marché noir, pour des profits faramineux, sans même devoir vendre sa marchandise, qui prend de plus en plus de valeur avec la rareté, engendrant ainsi inflation, pénuries et perte de valeur du « Bolivar Fuerte  », la devise nationale.

Techniquement, on peut faire des profits de l’ordre du 2 370 % (!) pour chaque dollar surfacturé au taux prioritaire et de 700 % au taux variable.

Tout le monde conspire !

C’est sur cette base que Maduro parle d’une « guerre économique » menée par la bourgeoisie et l’impérialisme pour déstabiliser le régime et fomenter un coup d’État, suivant le modèle de celui du Chili en 1973. Pourtant, ce ne sont pas seulement l’oligarchie et l’impérialisme qui conspirent. Il y a aussi la « BoliBourgeoisie » (c’est-à-dire la nouvelle bourgeoisie issue des rangs bolivariens [2]) qui profite également de ce déséquilibre des taux de change et qui participe à sa reproduction. En fait, n’importe quelle personne voulant sécuriser la valeur de son salaire participe à la spirale inflationniste et aux pénuries en stockant des denrées non périssables ou en achetant des dollars sur le marché noir.

Au-delà d’une « conspiration » que la bourgeoisie aurait ourdie contre le régime, la crise actuelle est le fruit de l’incapacité du chavisme à engendrer une réelle économie socialiste qui prenne le relais du boycott économique orchestré par la bourgeoisie. La manne pétrolière n’a pas seulement servi à payer les Misiones (programmes sociaux participatifs) qui ont fait la gloire de la révolution bolivarienne, elle a surtout servi à payer pour cette fuite massive de capitaux, au profit de cette bourgeoisie spéculative qui, aujourd’hui, est parvenue à traduire en gains politiques le mécontentement populaire engendré par la crise économique.

Victoire de l’opposition et résistances du madurisme

Après la mort de l’ancien président, Hugo Chávez (maintes fois réélu et plébiscité depuis décembre 1998), son dauphin Nicolás Maduro est porté au pouvoir avec une maigre majorité de 50,6 %. Devant la précarité de ce successeur, qui n’a pas hérité du charisme de son prédécesseur, la frange plus radicale de l’opposition reprend les stratégies insurrectionnelles d’avril 2002 et organise des manifestations massives appelant au « renversement du gouvernement » (tumbar a Maduro).

Les manifestations de février 2014, marquées par les guarimbas (barricades de rue) ont laissé un solde de 43 morts, 500 blessés et 3 500 arrestations, dont celle d’un des principaux leaders de l’opposition, Leopoldo López, accusé « d’incitation publique à la violence ».

Cela n’a pas empêché l’opposition de gagner les élections parlementaires de décembre 2015, avec une majorité de 67 % des sièges pour 56 % des voix, obtenant ainsi la majorité qualifié (de 2/3) lui permettant, entre autres, de convoquer une Assemblée constituante, approuver des lois « organiques » (constituantes), nommer des juges de la Cour suprême, des membres du « Pouvoir citoyen » ou du Conseil national électoral (CNE), ou de convoquer des référendums contraignant.

Malheureusement pour l’opposition et pour la démocratie parlementaire, les pouvoirs chavistes déjà en place (notamment la Cour suprême et le CNE) ont invalidé l’ensemble des initiatives du parlement, sous prétexte d’outrage aux institutions démocratiques (desacato). Le 30 mars dernier, cependant, alors que la Cour suprême s’arroge les pouvoirs de l’Assemblée nationale, la Procureure générale du Venezuela, Luisa Ortega, dénonce cette « violation de l’ordre constitutionnel » et devient l’une des figures de proue tant de l’opposition que du chavisme dissident. Le 1er avril, la Cour suprême fait marche arrière mais, trop peu trop tard, le Venezuela est à nouveau plongé dans une nouvelle série de manifestations anti-Maduro.

Une Assemblée constituante à la légitimité contestée

Le 1er mai dernier, après un mois de sanglantes manifestations quotidiennes, le président Maduro convoque l’élection d’une Assemblée constituante, censée résoudre la crise. Loin de calmer le jeu, cette Assemblée est vue, avec raison, comme une manière de remplacer le parlement, hostile au gouvernement, par un nouveau corps législatif qui lui serait favorable.

Dénonçant les mécanismes électoraux « sectoriels » et « communaux » tendant à favoriser le vote chaviste et ne reconnaissant pas la capacité constitutionnelle du président Maduro à convoquer directement cette Assemblée, l’opposition boycotte ces élections et tient plutôt un plébiscite deux semaines avant l’élection de la Constituante, le 30 juin.

Clamant 7 millions de votes contre la Constituante, dans un plébiscite non reconnu légalement, l’opposition s’est privée de représentation au sein d’une Assemblée constituante revendiquant 8 millions de votes, reconnus par le CNE mais contestés par une majorité de pays et d’institutions internationales, dont l’OEA (Organisation des États américains) qui dénonce une Assemblée constituante « antidémocratique », « faite à la mesure du régime » sur une base « de discrimination politique, violant la constitution [et] usurpant la souveraineté du peuple  ».

Les contre-révolutionnaires et les antirévolutionnaires

S’isolant dans une phraséologie « révolutionnaire » déconnectée de la réalité, le madurisme fait une interprétation fataliste de toute action de l’opposition ou de la communauté internationale et normalise un état d’exception permanent, supposément pour défendre les acquis de la révolution. S’il est vrai que l’opposition est une menace sérieuse à la démocratie sociale et participative instaurée par le chavisme, le madurisme, lui, est déjà en train de la détruire.

Seule une sortie de crise pactisée pourrait résoudre l’impasse actuelle. Par contre, est-ce qu’un dialogue est possible entre une opposition « contre-révolutionnaire », voulant extirper le chavisme du Venezuela, et un gouvernement « antirévolutionnaire », bafouant les principes démocratiques que la révolution bolivarienne s’était donnée ?


[1Le terme désigne les sympathisants du président Maduro, au sein desquels ne se situent pas tous les chavistes.

[2C’est-à-dire du chavisme, dont la figure tutélaire est celle du libérateur Simón Bolívar.

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