L’avortement en Amérique latine : excès d’objections de conscience

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L’avortement en Amérique latine : excès d’objections de conscience

Vanessa Molina

En Amérique latine, l’avortement est généralement illégal ou autorisé uniquement pour sauver la vie de la mère. C’est une situation qui ne trouve son pendant qu’au Moyen-Orient et en Afrique, exception faite de la Tunisie. Ces dernières années, quelques pays latino-américains ont gagné de chaude lutte sa décriminalisation partielle. Néanmoins, la multiplication des recours à « l’objection de conscience » de la part du personnel soignant tend à limiter l’accès aux interruptions de grossesse.

Carolina, 32 ans, est médecin généraliste à Bogotá. Depuis quelque temps, elle angoisse. Son travail à l’hôpital l’inquiète. Se sentant seule et mal informée, elle écrit un message sur le site Internet d’Unidos por la vida (Unis pour la vie) : « Avec les nouvelles lois, vais-je pouvoir continuer à faire valoir mon objection de conscience à la réalisation d’avortements ? » Si certaines femmes ont le « droit de décider », a-t-elle le droit, elle, de « respecter ses valeurs les plus profondes » ? Bien sûr ! L’objection de conscience relève d’un droit fondamental inscrit à même la Constitution, lui répond Unidos por la vida.

On trouve cette scène plus d’une fois sur des sites Internet d’associations œuvrant contre la décriminalisation de l’avortement. À travers cet « échange » entre une citoyenne inquiète et quelqu’un qui lui répond, à grand renfort d’amendements à la loi et de jugements rendus en appel, se dessine dans mon esprit la possibilité d’un conflit fort épineux. D’un côté, il y a le droit à l’avortement (ou plus précisément le droit de ne pas aller en prison pour un arrêt volontaire de grossesse en cas de viol, danger pour la vie de la mère ou malformation grave du fœtus – les seuls cas acceptés en Colombie et au Chili, par exemple). De l’autre côté, il y a le droit au respect des croyances (notamment religieuses), le droit de rester cohérent avec soi-même sur le plan des valeurs. Ce message de Carolina est représentatif de la confrontation possible entre deux droits fondamentaux : celui de la femme enceinte à avorter (lié à l’égalité, au droit à la vie, à la santé, à l’intégrité et à l’autodétermination) et celui de la femme médecin refusant, en son nom propre, de participer à un avortement qui, selon elle, non seulement lui fait commettre un crime moral, mais de surcroît viole le serment d’Hippocrate qu’elle a prêté (« tu feras tout ce qui est en ton pouvoir pour le bien de tes patients »).

Aperçu des législations sur l’avortement dans les Amériques.

Un recours douteux

En posant quelques questions, la scène se corse toutefois davantage et montre l’épineux problème social et politique qu’elle pose, allant bien au-delà du conflit potentiel entre deux droits fondamentaux individuels. Dans les pays latino-américains ayant depuis peu décriminalisé en partie l’avortement, l’objection de conscience est pratiquée massivement. En 2014 et 2016, deux séminaires régionaux de discussion ont été organisés par une quinzaine d’associations féministes et de santé publique, dont Católicas por el derecho a decidir (Catholiques pour le droit de choisir). Le phénomène fait en sorte que, dans les pays où les législations ont changé, des régions géographiques entières s’extraient des nouvelles lois. Les services d’interruption de grossesse légale demeurent inexistants sur des kilomètres à la ronde et les avortements clandestins continuent d’être la première cause de morts maternelles, surtout au sein des populations les plus pauvres.

« Dans les faits, c’est le plan B des opposants quand ils ont perdu la législation comme telle », me dit au téléphone Monica Roa, consultante en stratégie de défense des droits humains et avocate ayant mené la lutte de la décriminalisation de l’avortement en Colombie. « Et c’est délicat, car l’objection de conscience, habituellement individuelle, est un argument typiquement libéral, pluraliste, que nous, les groupes de défense des droits humains, avons beaucoup utilisé par le passé. » À lire les rapports des séminaires de discussion et à entendre Roa, il se produit actuellement une transformation historique dans la manière de recourir à l’objection de conscience. Ce principe de droit visait initialement à protéger le refus d’un individu de s’enrôler pour une guerre qu’il considérait comme injuste. Il a par la suite été mobilisé dans divers contextes pour protéger les différences culturelles et religieuses de minorités. Or, en empruntant les mots de Bernard Dickens, juriste et éthicien canadien, il tend à changer de nature lorsqu’on l’utilise non pas comme « bouclier » des droits fondamentaux, mais comme « épée » pour fragiliser la loi. Une épée effilée contre des lois fragiles. « Le plus préoccupant, précise Monica Roa, c’est l’objection de conscience dite institutionnelle [lorsqu’un hôpital entier refuse d’offrir des services en prétextant l’objection de conscience, à titre de personne morale]. En Colombie, cela a été déclaré anticonstitutionnel et alors est apparue l’objection dite collective. En bref, des formulaires étaient distribués à grande échelle dans les hôpitaux pour amasser des objections individuelles… Cette autre stratégie a aussi été prohibée en Colombie, mais au Chili, par exemple, ce n’est pas encore clair. » Les objections de conscience institutionnelles et collectives inversent la logique des choses : non seulement elles limitent absurdement l’accès des femmes à l’avortement dépénalisé, mais elles menacent dans les faits la liberté de conscience individuelle du personnel de santé publique qui est en faveur de la décriminalisation et qui est prêt à l’implanter réellement. Le droit se mord-il alors la queue ?

Revenir à l’esprit des lois

Comment discerner le fameux « esprit de la loi » et les pratiques qui le dénaturent ? Comment concrétiser les nouvelles lois en matière d’avortement tout en préservant vraiment le droit à la liberté de pensée ? « Il faut agir sur plusieurs fronts à la fois ! », s’exclame Monica Roa. D’abord, clarifier que l’objection de conscience a une légitimité strictement individuelle en raison de convictions sérieuses, profondes et stables de la part des personnes qui procèdent directement à l’intervention (elle ne s’applique pas au personnel administratif, par exemple). Ensuite, il faut « remettre dans la tête des États » que cette objection va de pair avec une responsabilité : assurer que les patientes aient un accès aux services d’interruption de grossesse prévus par la loi, de façon non discriminatoire, notamment à la lumière de leur provenance socioéconomique, et cela sur l’ensemble du territoire national. Enfin, diminuer les préjugés qu’ont les prestataires des services de santé : « Restituer la conscience ; l’associer au fait de décider de manière réfléchie et non pas au seul fait de s’opposer à l’avortement », signalent les participant·e·s aux séminaires régionaux de discussion. Aussi, ajoute Roa, « montrer que l’objection de conscience n’est pas une manière facile de s’échapper, sans faire de vague, dans un contexte de stigmatisation forte non seulement pour les femmes qui veulent avorter, mais aussi pour le personnel de santé publique. En fait, les médecins ont peur. »

Cette peur parle d’elle-même. Arrive-t-on au constat que les batailles sociales de grande ampleur ne se gagnent pas, en définitive, ni en cour, ni au parlement, mais sur le plan des mentalités ? Une loi peut-elle être opératoire si les mentalités ne suivent pas ? Il faut aller encore plus loin, suggère Roa. « Un papier juridique ne sert en effet à rien s’il n’y a pas de travail de terrain qui est fait sur les valeurs, les priorités et les comportements, c’est certain, mais en même temps, le travail sur les mentalités n’est pas suffisant si les gens ne font pas valoir leurs positions et leurs convictions, s’il ne font pas pression sur les structures politico-juridiques. » Ces structures sont des arènes d’inventivité, parfois sclérosées, parfois surprenantes ; elles suivent – comme elles les devancent aussi parfois – les imaginaires et les représentations sociales.

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