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Les cibles culturelles du mouvement antiavortement
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Depuis de nombreuses décennies, le mouvement états-unien contre l’avortement tente d’influencer l’opinion publique en s’inscrivant dans le domaine culturel. En plus de limiter le strict droit à l’avortement, des efforts importants sont déployés afin de rendre l’avortement littéralement « impensable ».
Malgré le renversement de l’arrêt Roe c. Wade qui légalisait l’avortement à l’échelle fédérale, le mouvement contre l’avortement poursuit son offensive afin d’adopter des lois restreignant ou interdisant le droit à l’avortement au sein des États. Cependant, les changements législatifs sont loin d’incarner l’unique front sur lequel il milite. En ce sens, le mouvement souhaite que la morale chrétienne redevienne la norme et qu’elle fasse sortir l’avortement de ce qui est moralement acceptable afin que plus personne ne choisisse d’interrompre sa grossesse. Le 20 janvier dernier a eu lieu le Sommet national pour la vie, un congrès convoqué par l’organisation Students for Life qui s’adresse spécifiquement aux élèves du secondaire et aux étudiant·es universitaires. Nous avons assisté à l’événement tenu dans un hôtel prestigieux de la capitale du pays. Notre participation nous a permis de constater l’importance de la culture et, plus spécifiquement, des produits culturels dans l’arsenal stratégique déployé par le mouvement.
Une culture malade
Aux yeux du mouvement contre l’avortement, et plus largement de la coalition conservatrice de la droite chrétienne, les États-Unis seraient aux prises avec une culture de la mort caractérisée par l’éclatement de la famille traditionnelle, le mariage entre personnes de même sexe, l’aide médicale à mourir, les revendications des personnes trans, etc. Cette culture serait la source de nombreux maux et il serait ainsi urgent d’agir en se mobilisant sur différents fronts en lien avec la sauvegarde des valeurs chrétiennes conservatrices, dont la lutte contre l’avortement.
La démarche de Healing the Culture, une organisation invitée à présenter une conférence lors du Sommet, s’inscrit dans cette vision. Elle prend pour point de départ la prémisse selon laquelle la culture états-unienne serait privée de réel bonheur ; une culture « de la mort » ne visant que la gratification instantanée et où l’avortement représente à la fois une conséquence banalisée et un échec moral. Cette tentative de remettre la « vie » à l’avant-plan culturel serait justifiée par une recherche de la félicité.
L’organisation présente une pyramide du bonheur qui n’est pas sans suggérer certains emprunts à la fameuse pyramide des besoins de Maslow [1]. Plus spécifiquement, la satisfaction exclusive des deux niveaux inférieurs de cette pyramide, soit les plaisirs physiques et la gratification de l’ego, nous aurait conduit·es vers l’acceptation sociale de l’avortement et vers la construction d’une culture de la mort. Par opposition, les deux niveaux supérieurs (bien qui va au-delà de soi et bien ultime) sont quant à eux associés à l’abnégation de soi. Le dernier niveau ne pourrait être atteint que par la création d’une relation durable et sincère avec Dieu. La poursuite de ces niveaux dits supérieurs entraînerait, en toute logique, une opposition inébranlable à l’avortement, du moins si l’on se fie au raisonnement de Healing the Culture.
Guérir par la culture de la vie
L’un des moyens choisis par le mouvement contre l’avortement pour rechristianiser la société états-unienne et diffuser cette vision du bonheur est d’investir le champ culturel. Cela commence par les structures et les institutions culturelles existantes. Par exemple, des films dont l’objectif est de convaincre des dangers de l’avortement sont régulièrement projetés dans les cinémas et sur les plateformes numériques (Unthinkable, à venir ; Unplanned, qui avait été présenté au cinéma Guzzo à Montréal en 2019 [2] ; The Silent Scream dès 1984). D’autre part, le mouvement a aussi donné naissance à de nouvelles organisations favorisant la diffusion des idées antiavortement comme des médias (EWTN), des maisons d’édition (Crossway) et des boîtes de production (Soli Deo Gloria).
C’est justement la voie empruntée par l’organisation dirigée par Camille Pauley qui multiplie les productions vidéo [3]. Healing the Culture se spécialise dans la production de courtes vidéos formulant des arguments simples à des enjeux complexes et litigieux comme le début de la vie ou les droits des fœtus. En termes de contenu, la stratégie adoptée est d’en appeler à la logique, l’éthique et la justice, des thèmes largement mobilisés par la philosophie, pour faire avancer l’agenda du mouvement. En faisant appel à cette discipline, on tente de donner un caractère universel à la position antiavortement tout en sécularisant un propos aux fondements ostensiblement religieux. Le jeu de mots du titre de l’émission pour enfants Philo and Sophie en est peut-être la manifestation la plus criante.
L’objectif de cette émission, qui s’adresse à un public de 4 ans, est mis clairement en mots par l’organisation dans l’une de ses publicités : « Philo and Sophie bring the best in […] early development learning methods to form children in the pro-life values and ideals that will last a lifetime [4]. » La stratégie consiste à s’adresser aux enfants en bas âge et démontre la volonté de changer les « esprits » sur le très long terme. Bien que l’aspect religieux reste présent en filigrane, la tentative de sécularisation – au moins superficielle – du discours vise à assurer la prise du mouvement sur les générations plus jeunes et à pénétrer davantage la culture dominante afin de rendre l’avortement « impensable » par la prochaine génération. Par exemple, certaines vidéos de Philo and Sophie explorent la question de la contradiction. Celles-ci stipulent qu’il est impossible qu’une ligne soit à la fois droite et courbée, qu’il soit à la fois 8 h 00 et 9 h 00… et qu’un « bébé » cesse d’en être un, selon à qui l’on s’adresse (c.-à-d. un fœtus). Le refrain d’une comptine vient confirmer leur argumentaire : « Contradictions, they’re a fiction. You can’t have it both ways. »
Le mouvement pro-choix à la traine
L’ardeur avec laquelle le mouvement antiavortement pénètre le champ culturel aux États-Unis permet de soulever certains éléments qui font son succès. La droite chrétienne fait preuve d’une grande organisation politique, mais surtout d’une unité surprenante et d’une motivation si inébranlable que certain·es de ses militant·es vont jusqu’à accepter que l’atteinte de leurs objectifs sociopolitiques puisse survenir après leur propre mort. L’ex-vice-président Mike Pence l’a bien illustré lors de sa prise de parole pendant le Sommet : « I really do believe this pro-life generation will see the day when we do restore the sanctity of life to the center of american law in every state in America. I don’t know if I’ll be there to see it, but I know it’s coming. ».
Cette configuration du mouvement s’inscrit dans un contexte où plusieurs institutions, comme la Cour suprême et plusieurs législatures d’État sont, au mieux, indifférentes ou, au pis aller, en train de faire le jeu du mouvement antiavortement.
La question est donc de savoir comment devront s’organiser les mouvements sociaux de gauche pour faire obstacle à cette offensive culturelle déjà en marche.
Quoi qu’en pensent ces derniers, l’imbrication des luttes des diverses factions de la droite chrétienne et les stratégies qu’elle met en place pour y arriver semblent lui permettre de faire progresser significativement ses objectifs. Considérant que les mouvements de gauche s’opposent à cette charge contre le droit à l’avortement, il semble essentiel qu’ils aspirent, par leurs propres moyens, à une unité au moins aussi forte que celle dont fait preuve la coalition conservatrice de la droite chrétienne.
[1] Healing the Culture, « Ten Universal Principles ». En ligne : healingtheculture.org/wp-content/uploads/2023/10/TEN-UNIVERSAL-PRINCIPLES-TUP-prolife-flyer-2022-Rev-2.pdf
[2] Véronique Pronovost et al., « Unplanned : les risques de la normalisation de la rhétorique anti-choix », La Presse, 10 juillet 2019. En ligne : www.lapresse.ca/debats/opinions/2019-07-10/unplanned-les-risques-de-la-normalisation-de-la-rhetorique-anti-choix
[3] Healing the Culture, « Respect Life University ». En ligne : healingtheculture.org/respect-life-university/
[4] Healing the Culture, « Philo and Sophie Trailer ». En ligne : www.youtube.com/watch ?v=u3YVOtcLrcU





















































































































