Mémoire des luttes
Contre la barbarie, rue Saint-Norbert
Le 31 juillet 1975, date à laquelle la Ville de Montréal avait fixé l’échéance des avis d’expulsion, un groupe de citoyen·ne·s dont je faisais partie, soutenu par le Comité logement Saint-Louis, entreprend l’occupation de 49 logements de la rue Saint-Norbert, visés par une expropriation au mois de mars précédent.
Par ce squat symbolique, nous voulions empêcher la démolition d’une section de cette pittoresque petite rue par la Ville. Celle-ci prétendait avoir besoin du terrain pour aménager une cour de voirie municipale dans la forte pente située entre les rues Saint-Dominique et De Bullion, au sud de l’ancien couvent du Bon-Pasteur. Le 29 août, après un mois d’occupation militante, la Ville entreprend la démolition des maisons.
Pourquoi rappeler cette lutte ?
Cette lutte n’est pas significative en raison de l’ampleur de la démolition : de 1957 à 1974, plus de 28000 logements avaient déjà été détruits [1], en grande partie lors d’opérations de plus vaste envergure qui provoquèrent l’expulsion d’environ 120000 personnes. C’est plutôt parce qu’elle témoigne de la maturité d’un mouvement citoyen qui allait devenir incontournable et influencer de plus en plus la planification du développement urbain. Si les premières grandes opérations de « déblayage [2] » urbain des années 1950-1960 ont pu être réalisées sans résistance organisée de la part des populations expulsées, ce n’est plus le cas dès la fin des années 1960, au moment où des comités citoyens locaux ou de plus vastes coalitions populaires vont se dresser sur le chemin des démolisseurs publics et privés.
L’expérience militante acquise dans ces premières luttes urbaines (luttes étudiantes et syndicales ou mise en place de services populaires autogérés de quartier) va conduire à la formation d’organisations permanentes de vigilance et d’action sur le front du logement. Le Comité logement Saint-Louis, fondé en 1974, en est un exemple.
De plus, l’autoritarisme politique, l’opacité administrative et le mépris des classes populaires du régime du maire Jean Drapeau commencent à ouvrir les yeux de leaders d’opinion jusqu’alors presque muets sur les enjeux urbains, sinon admirateurs des grands projets douteux du « serpent de maire » (comme disait Sol). Le Comité logement Saint-Louis et les occupant·e·s de la rue Saint-Norbert allaient pouvoir compter sur une visibilité exceptionnelle dans les médias.
Les résident·e·s de la rue Saint-Norbert (personnes âgées, artistes fauché·e·s et étudiant·e·s à faibles revenus), du moins celles et ceux qui ne s’étaient pas résigné·e·s à déménager, ont décidé d’entreprendre cette occupation en dernier recours, puisqu’aucune des démarches précédentes n’avait réussi à convaincre la Ville de modifier son projet. Les moyens de sensibilisation, de pression et de recours juridiques n’ont pourtant pas manqué depuis l’annonce de l’expropriation et des expulsions : mentionnons l’identification de terrains alternatifs et le projet de restauration proposé par un groupe d’architectes de l’Université McGill, qui n’ont eu aucun effet sur la Ville. Une demande d’injonction pour suspendre la démolition en attente des résultats d’une requête de classification du Couvent du Bon-Pasteur comme monument historique, dont l’aire de protection pourrait sauvegarder la rue, est aussi rejetée.
Lors de l’inauguration de l’occupation, le Manifeste des occupant·e·s et du Comité logement Saint-Louis donne le sens de cette action : « Nous occupons parce que nous soupçonnons la Ville de dissimuler sous cette concentration de cours de voirie sur la rue Saint-Norbert des opérations spéculatrices avec les terrains qu’elle va ainsi libérer. […] Nous occupons parce que, compte tenu de la situation actuelle du logement à Montréal (hausses des loyers, taudis, feux, démolitions), la conservation et la rénovation de ces logements deviennent prioritaires et on doit y mettre le prix. […] Nous occupons parce que la Ville montre qu’elle est au service des développeurs et des puissances financières pour qui le logement n’est qu’une marchandise qu’on jette quand elle n’est plus rentable. […] Nous occupons parce que le logement est un droit et qu’il faut le prendre. »
Les occupant·e·s s’installent donc dans la plupart des édifices et établissent une vie communautaire et un service de sécurité justifié par la crainte d’une expulsion policière musclée. On y retrouve quelques résident·e·s expulsé·e·s rejoint·e·s par une famille sans-logis, des militant·e·s du Comité logement, d’autres personnes venues apporter leur soutien et même des élus du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM). De nombreux groupes populaires donnent aussi leur appui, dont le comité des exproprié·e·s de Sainte-Scholastique, site du mégaprojet d’aéroport de Mirabel, qui lutte contre un projet tout aussi insensé.
Malgré cela, les derniers recours politiques et administratifs s’effondrent. Le 12 août, le conseil municipal rejette la motion du RCM visant à rénover et à transformer ces logements en logements publics à prix modique. La demande de classification comme monument historique du Couvent du Bon-Pasteur, que Sauvons Montréal avait déposée, est refusée par le ministère de la Culture (même si celui-ci lui accordera finalement ce classement en 1979 !).
Fin août 1975, les démolisseurs font sauter les toits des édifices de la rue Saint-Norbert, forçant l’évacuation des derniers occupants. À la suite de la démolition, la Ville n’entreprend aucun aménagement de cour de voirie, ce qui était prévisible vu la nature du terrain qui le disqualifiait pour cet usage. Elle laisse celui-ci en friche pendant plus de 25 ans et l’on y trouve aujourd’hui des condos luxueux, comme l’avaient prédit les occupants en 1975.
Cependant, un projet similaire qui devait se réaliser sur les rues Lusignan et Versailles, à l’est de la Petite-Bourgogne, où le Comité logement Saint-Louis avait commencé le travail d’organisation des résident·e·s, sera abandonné par l’administration municipale. C’est aujourd’hui un îlot de charme aux abords du centre-ville, un des joyaux urbains du Sud-Ouest.
Une lutte charnière dans l’action citoyenne urbaine
On peut considérer la démolition de la rue Saint-Norbert comme la dernière des opérations planifiées de « nettoyage » urbain commencées au centre-ville et dans sa périphérie dès le milieu des années 1950. Elle marque aussi la fin de l’odieuse stratégie municipale d’homologation, c’est-à-dire la mise en réserve de secteurs urbains dont on interdit la rénovation pour pouvoir justifier plus tard leur démolition par leur mauvais état, comme ce fut le cas pour la rue Saint-Norbert.
Cette lutte témoigne aussi du passage de l’action communautaire dans le domaine du logement. Du seul soutien juridique aux locataires à la mobilisation des résident·e·s autour de la défense de leur cadre de vie, on sera ainsi passé à l’action plus politique pour la promotion du droit au logement. La création, trois ans plus tard, de deux organisations provinciales, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) et le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), va accélérer cette évolution.
Cette mobilisation et celles du début des années 1970, comme à Milton-Parc, marque aussi l’intégration de la conservation des valeurs patrimoniales des sites menacés dans les revendications citoyennes. Le développement du concept de restauration du patrimoine bâti, populaire dans les opérations de rénovation urbaine, va peu à peu faire son chemin dans les politiques et les programmes municipaux [3].
On peut aussi se souvenir que cette lutte a contribué à mettre fin, 11 ans plus tard, à l’odieux régime de copains, de coquins et de requins du Parti civique du maire Drapeau.
[1] Serge Carreau avec la collaboration de Pierre Hamel et al., Rapport sur le phénomène de l’abandon et de la démolition de logements au Québec, Montréal, Groupe de travail sur l’habitation, 1976.
[2] « Zone de déblayage » est le terme utilisé par l’Étude générale de rénovation urbaine commandée par la Ville de Montréal en 1961.
[3] Dans les années 1950-1960, la définition municipale d’un taudis à éliminer se basait exclusivement sur l’âge de l’édifice, sans égard à son potentiel de réhabilitation et à sa valeur patrimoniale.