Témoignages. Femmes racisées devant la justice

Dossier : Justice pour toutes !

Dossier : Justice pour toutes !

Témoignages. Femmes racisées devant la justice

Sau Mei Chiu, Jennie-Laure Sully, Hawa Eve Torres

Sur le concept d’intersectionnalité

Jennie-Laure Sully, chercheuse à l’IRIS et organisatrice communautaire à la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle

En tant que féministe, intervenante, militante et chercheuse, j’ai eu recours au concept d’intersectionnalité pour mieux comprendre certaines situations. Il faut savoir qu’avant même que le mot ne soit répandu, l’essentiel du concept avait été formulé par la Combahee River Collective en 1977 : « Nous pensons que la politique sexuelle, sous le patriarcat, joue un rôle aussi omniprésent dans la vie des femmes noires que les politiques de classe et de race. Il nous est souvent aussi difficile de séparer la race de la classe et le sexe de l’oppression parce que dans nos vies nous en faisons plus fréquemment l’expérience simultanée. »

Malheureusement, ces temps-ci, il y a beaucoup d’incompréhension au sujet de l’intersectionnalité, car le mot est souvent utilisé à tort et à travers. L’intersectionnalité est simplement une méthode descriptive, comme les statistiques. On peut les utiliser pour décrire la réalité. Or, comme ça ne ferait aucun sens de dire « mon féminisme est statistique », ça ne fait pas de sens de dire « mon féminisme est intersectionnel ».

La juriste Kimberly Crenshaw nous donne comme exemple le cas d’un employeur aux États-Unis qui refusait d’embaucher des femmes noires. En examinant les pratiques de l’employeur, un juge pouvait conclure qu’il n’y avait ni discrimination raciale ni sexisme puisque des hommes noirs et des femmes blanches étaient engagé·e·s. Pour Crenshaw, l’analyse intersectionnelle visait à démontrer au juge qu’il existe des situations où racisme et sexisme sont vécus de façon simultanée par une même personne, c’est-à-dire la femme noire qui portait plainte à la fois pour discrimination raciale et sexisme. L’approche intersectionnelle permet donc de rendre visibles les réalités occultées des femmes marginalisées. Par exemple, l’exploitation et la violence sexuelle font partie de ces réalités dont la police semble ne pas tenir compte quand il s’agit de faire déporter une femme sans statut. L’intersectionnalité est importante pour décrire des situations complexes et, surtout, pour identifier la manière dont les rapports de pouvoir ou de domination s’imbriquent.

Dans la recherche que mon collègue Francis Fortier et moi avons menée sur le sous-financement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, nous avons pu constater que les politiques d’austérité qui réduisent le filet de sécurité sociale affectent particulièrement les personnes les plus vulnérables puisqu’il n’y a pas de ressources pour aider les personnes se trouvant à l’intersection de différentes oppressions. Concrètement, les politiques publiques ne tiennent pas compte du fait qu’une femme immigrante a besoin de services et de conseils qui peuvent ne pas être les mêmes que pour les femmes nées ici. L’approche intersectionnelle permet de décrire tout cela, mais pour changer les choses, cela prend de la mobilisation sociale, de l’organisation et de la solidarité.

Sur les actes haineux à l’encontre des femmes musulmanes

Hawa Eve Torres, chercheuse

J’ai choisi de partager des témoignages reçus lors d’une recherche dirigée par la chercheuse Houda Asal sur les actes haineux en lien avec l’ethnicité, la religion ou la couleur de peau, un peu partout au Québec. Les femmes racisées subissent un double fardeau devant la justice lorsqu’elles se font agresser verbalement, physiquement ou sexuellement. Non seulement subissent-elles des violences, des agressions et se demandent si c’est leur faute, parce qu’elles portent le foulard, mais elles font également face à de nombreux obstacles lorsqu’elles décident de porter plainte. Les démarches sont plus laborieuses et on leur demande de reconsidérer ou de retirer leur plainte. Le racisme systémique, c’est ça. C’est lorsqu’une femme qui porte le foulard se fait insulter, cracher dessus ou menacer de mort dans la rue vient pour déposer sa plainte et qu’on refuse ensuite de la recevoir ou qu’on lui dit que sa plainte ne servira à rien et que la police essaie de la dissuader. 

C’est ce qu’on nous reproche beaucoup en tant que femme musulmane : « Arrêtez de jouer les victimes ! » Paradoxalement, dans ces cas-là, t’es vraiment une victime, tu veux reprendre le contrôle, puis on ne te considère pas, finalement. On la retrouve beaucoup chez les femmes autochtones, cette difficulté à déposer une plainte.

Il y a également la peur que la démarche se retourne contre toi. Quand t’es racisée, t’as pas le droit à l’erreur : peut-être que t’as été bête, peut-être que t’as répondu lorsqu’on t’a poussée. Résultat : il n’y a pas de statistiques représentatives sur ces agressions quotidiennes qui sont, au bout du compte, non reconnues et invisibilisées.

Il n’y a donc pas de réel lien de confiance envers les institutions comme la police et le système de justice. En tant que femme portant le foulard, je constate que personne au sein du corps de police ou des responsables du système de « justice » ne porte de signe religieux, mais on ne peut pas plus leur faire confiance. L’apparence de neutralité suggérée pour les personnes en autorité par le rapport Bouchard-Taylor me semble bien ironique ici. En taisant nos témoignages, en refusant nos plaintes, ils sont en fait loin d’être neutres. 

Il est évident que ces problématiques sont ancrées dans nos institutions. Et c’est à ce niveau que la Consultation sur le racisme systémique prenait tout son sens. L’objectif n’était pas de pointer la population du doigt ; il s’agissait plutôt de faire la lumière sur les problèmes existants et de les reconnaître pour ensuite les régler. 

Je crois que, lorsque le gouvernement a changé l’objectif de la consultation pour se concentrer sur des enjeux purement économiques, il a du même coup nié le droit à la sécurité et nié son rôle dans la prise en charge des injustices vécues par les communautés racisées et, particulièrement, par les femmes de ces groupes.

Sur l’expérience devant la justice

Me Sau Mei Chiu, avocate en droit familial, Ouellet Nadon et associé.es

Je profite de cette tribune pour parler de certains obstacles auxquels font face certaines de mes clientes lorsqu’elles sont confrontées au système de justice. Je représente des femmes qui vivent à l’intersection des discriminations. Bien sûr, je parle de genre, de « race » et de langue, mais aussi de classe et de statut migratoire. Notre système de justice n’est pas adapté à la réalité complexe de mes clientes : outre les normes et la réglementation qui s’avèrent problématiques, l’accès même au système et à un·e avocat·e représente un défi. 

En ce sens, pour obtenir un mandat d’aide juridique, la langue et le revenu constituent un obstacle constant. Après une séance de médiation qui échoue, une cliente, complètement détruite, reste dans mon bureau. Victime de violence domestique, il est clair que la conciliation n’arrivera pas à bout de la domination que son mari souhaite exercer sur elle : il ne lui laissera rien. Nous devrons aller en Cour pour obtenir un règlement acceptable. Sans emploi ni revenu, mais avec une maison à Montréal, elle n’est pas admissible à l’aide juridique [1]. Dans sa situation, en instance de divorce, hors de tout ce qu’elle a connu jusqu’alors, elle ne poursuivra peut-être pas les démarches et sera plus encline à accepter un règlement injuste.

Lorsqu’un mandat est accordé, le prochain défi pour la mise en œuvre des droits de mes clientes réside dans la recherche d’expert·e·s abordables et sensibles à leur réalité culturelle. Je vous lance le défi de trouver une expertise psychologique en cantonais. La rareté du service force souvent mes clientes à payer les frais d’interprétation. De son côté, l’aide juridique se ferme les yeux quant au phénomène des expert·e·s qui chargent plus ou les cas où les clientes ont à payer la différence entre ce que l’aide juridique prévoit comme forfait et ce que l’expert·e demande.

Malgré la nature de ma pratique, je dois parfois refuser des mandats d’aide juridique pour des femmes racisées à l’extérieur de Montréal. Trop de frais me reviennent : frais de transport, frais de production et autres frais administratifs, d’huissiers, par exemple. Quand tu acceptes les mandats d’aide juridique, tu comprends donc que tu risques de travailler en partie pro bono ou de débourser de ta poche pour représenter.

En plus des problèmes d’accès à l’arène juridique, nous nous heurtons également à un droit one size fits all au niveau du droit substantif. Je ne donne qu’un exemple parce qu’il y en aurait beaucoup : la situation des femmes migrantes lorsqu’arrive la séparation et qu’elles ne sont pas mariées.

L’affaire Éric c. Lola a récemment fait l’apologie de la volonté contractuelle et de la spécificité québécoise du phénomène des conjoints de fait. Concrètement, selon le droit actuel, choisir d’être conjointe de fait, c’est sciemment renoncer au régime de partage du patrimoine familial advenant une séparation. Il est courant pour les femmes immigrantes que je représente de se retrouver sans le sou après avoir donné des années de leur vie à l’entreprise familiale, à celle de leur partenaire – ce dernier ayant toujours refusé de se marier. L’omission intentionnelle d’accorder aux conjointes de fait de la protection du droit familial démontre l’angle mort du volet législatif aux réalités des femmes racisées.

Les femmes racisées et migrantes ont des besoins particuliers ; nous faisons face à des enjeux spécifiques. Si le système est difficile d’accès pour tout le monde, il l’est encore plus pour les gens de couleur, les invisibilisé·e·s, les discriminé·e·s. Le Barreau doit se pencher sur l’entièreté du processus juridique : sur l’admissibilité et la représentation autant que sur la réglementation. Nous avons cruellement besoin de repenser l’accès à la justice des personnes racisées, particulièrement celle des femmes. 


[1Il existe une solution avec une demande en provision pour frais, où on ordonne à l’autre partie de débourser les frais d’avocats, mais une telle ordonnance est rare.

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