Regards féministes
Les rivalités frivoles
Le succès, particulièrement celui des femmes, dérange.
Lorsque l’une d’entre nous parvient à frayer son chemin de manière honnête et digne parmi les étoiles, le plus souvent après des années de dur labeur, commérages, mensonges, diffamation, intimidation, caricatures grossières, exclusions systémique et systématique s’en suivent trop souvent.
Il n’y a pas que les hommes qui sont dérangés par le succès des femmes. D’autres femmes le sont aussi. Le plus ironique est que certaines d’entre elles se revendiquent fièrement comme « féministes », voire « féministes intersectionnelles ». Certaines de ces intimidatrices ne réalisent parfois pas toute l’hypocrisie de leur entreprise ni sa charge coloniale lorsque la violence est dirigée vers des femmes noires et racisées. « Je t’accepte, à condition que tu ne brilles pas plus que moi », comprend-on dans les actions de ces soi-disant sœurs de lutte – véritables ennemies de combat. Autrement dit, ça travaille pour la justice sociale pour toutes, sauf pour celles qui risquent de leur porter ombrage. À mon sens, cela équivaut à un féminisme de façade tout aussi néfaste et dommageable que celui qui est porté par certains hommes.
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Pour ma part, je suis de celles qui souhaitent la réussite de toutes. La seule compétition que je mène m’affronte à moi-même. De la bataille de Vertières en passant par le mouvement Black Lives Matter, je suis une Haïtienne « de souche », voire une Haïtienne « pure laine », bien que née en sol québécois. Je suis aussi une femme, une transfuge de classe, qui a décidé de ne pas « rester à sa place », comme l’exprime si bien la journaliste française Rokhaya Diallo dans son essai autobiographique [1]. J’ai décidé de viser les étoiles, même si la société dans laquelle j’ai grandi a voulu m’en empêcher coûte que coûte. Ainsi, j’ai atterri, à bien des égards, là où l’on ne m’attendait pas.
Je ne souhaite pas avoir la confiance en soi d’un homme blanc médiocre. Je souhaite avoir l’assurance d’une femme noire, à la carnation de peau noire, qui a démontré sa solidité face à tout ce que la vie et le monde lui ont balancé à la figure.
Certes, je ne crois pas en la méritocratie crasse dont les puissants se revendiquent bien souvent pour expliquer leurs réussites qui sont, en fin de compte, dues au privilège, à la chance et aux circonstances. Toutefois, il faut bien voir que les femmes sont excellentes pour minimiser leur contribution, leurs efforts et leur travail. Après tout, nous sommes socialisées depuis l’enfance à diminuer nos réussites et à attribuer nos succès à des facteurs externes et aléatoires, plutôt que de nous en donner tout simplement le crédit. À ça, je me refuse. Car nous méritons toutes mieux. Célébrons-nous et soyons fières. Envoyons promener les fausses modesties. Dans un tel contexte, il est important, voire crucial, de connaître notre valeur.
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Je me donne non seulement un droit, mais un devoir d’être libre. Mes ancêtres n’ont certainement pas fait la Révolution pour que ma génération et les suivantes s’excusent d’exister. Vouloir aller au bout de son potentiel, ce n’est pas être arriviste, carriériste ou égoïste. C’est accepter un pacte qui nous lie aux générations qui nous ont précédés et à celles qui nous suivront ; un pacte qui dit que nous étions là et que nous sommes là pour rester. Faire le choix de s’effacer, c’est trahir ses ancêtres, mais c’est surtout se trahir soi-même.
Oui, lorsqu’on fait le choix de s’autoriser à exister dans toutes les facettes de son potentiel, cela dérange. Mais au final, derrière le rideau de ces déchirements d’égo, de ces rivalités frivoles, c’est le statu quo qui gagne. Car le patriarcat, heureux que l’on soit tombée dans son piège à rats, se frotte les mains. C’est le prix collectif à payer lorsqu’on fait le choix d’une sororité de papier.
[1] Ne reste pas à ta place !, Paris, Marabout, 2019.