Des preuves scientifiques pour la démocratie

Dossier : Sciences engagées

Dossier : Sciences engagées

Des preuves scientifiques pour la démocratie

Yannick Delbecque, Rachael Maxwell

L’organisation canadienne Evidence for Democracy (E4D) est née en 2012 en réaction à diverses politiques du gouvernement Harper, dans la foulée d’un mouvement dénonçant « la mort de la preuve scientifique » (death of evidence). Depuis, l’organisme a plaidé en faveur de l’utilisation transparente des preuves scientifiques dans la prise de décision gouvernementale.

Entrevue avec Rachael Maxwell, directrice générale d’Evidence for Democracy. Propos recueillis par Yannick Delbecque.

À bâbord  ! : Depuis la création de E4D, quels progrès ont été réalisés en ce qui concerne l’utilisation de la science et de ses résultats au sein du gouvernement fédéral ? Comment le gouvernement Trudeau a-t-il fait avancer le processus décisionnel fondé sur des données probantes ?

Rachael Maxwell : Il n’existe pas de moyens solides et systématiques d’évaluer la manière dont la science et ses résultats sont utilisés dans le processus décisionnel fédéral. Bien sûr, dans certains domaines, on doit prendre des décisions fondées sur des preuves scientifiques – par exemple à Santé Canada, lorsqu’il s’agit d’approuver de nouveaux médicaments et thérapies, par exemple les vaccins. Mais pour une part importante des décisions fédérales, il est difficile de savoir à quoi s’en tenir. Nous devons plutôt tenir compte du portrait global pour nous faire une idée du travail accompli et de ce qui reste à faire.

La science a été davantage portée à l’attention du public à la suite du mouvement dénonçant « la mort de la preuve scientifique » et grâce à la couverture médiatique soutenue du musellement des scientifiques à l’emploi du gouvernement durant les dernières années de l’administration Harper.

Il n’est donc pas surprenant qu’en 2015, les libéraux aient fait campagne sur la question de la science, puis qu’ils aient proposé plusieurs mesures de soutien à la science au cours de leur premier mandat. Ceci inclut notamment la désignation en 2015 d’une ministre des Sciences et, en 2017, d’une Conseillère scientifique en chef. Cette dernière a dirigé le déploiement de politiques d’intégrité scientifique au sein des ministères et organismes fédéraux et a mis en place un réseau grandissant de conseiller·ère·s scientifiques ministériel·le·s. Toujours en 2017, le gouvernement libéral a commissionné l’Examen du soutien fédéral aux sciences (ESFS), un vaste examen de l’état de la science au Canada. On a ensuite commencé la mise en œuvre des recommandations du rapport de l’ESFS grâce à plusieurs investissements clés dans les budgets fédéraux de 2018 et 2019.

Plus récemment, le budget fédéral de 2021 a signalé de nouveaux investissements dans les stratégies et infrastructures de données pour une meilleure prise de décision. Le gouvernement actuel s’est également fait un devoir de mentionner publiquement l’utilisation des meilleures données scientifiques et probantes disponibles dans ses prises de décision, et ce, de manière particulièrement marquante dans les lettres de mandat ministérielles. Enfin, la 43e législature a voté à l’unanimité en faveur de la création prochaine d’un nouveau Comité permanent de la science et de la recherche.

Il convient de noter que le rôle de ministre des Sciences n’existe plus depuis l’élection de 2019 et que le Bureau de la Conseillère scientifique en chef n’est pas protégé en cas de changement de gouvernement, ce qui signifie que le bureau demeure à la discrétion du premier ministre. De plus, la grande majorité des recommandations de l’ESFS sont en suspens, et rien n’indique si le gouvernement libéral a l’intention d’y revenir ou non.

Malgré de bons augures, les Canadien·ne·s ne disposent toujours pas d’un mécanisme direct leur permettant d’évaluer dans quelle mesure le gouvernement fédéral intègre la science et les données probantes dans ses décisions. Les discussions sur cette question accordent d’ailleurs peu d’attention à la capacité du public à comprendre ce qui entre en ligne de compte dans les décisions politiques complexes. On soulève aussi peu la question de savoir si le public est en mesure d’évaluer les données probantes à partir desquelles les décisions sont prises. Or, cela est particulièrement important en période d’incertitude accrue, lorsque la confiance dans les décisions gouvernementales est essentielle, comme dans la situation actuelle de pandémie. La transparence demeure le chaînon manquant. Sans transparence, les progrès resteront difficiles à évaluer.

ÀB ! : Les conditions de travail des scientifiques canadien·ne·s sont-elles problématiques, par exemple en ce qui concerne la liberté d’expression ? Certains ont par exemple préconisé d’accorder aux chercheur·euse·s du gouvernement des protections comparables à la liberté académique.

R. M. : Ces protections existent déjà pour les scientifiques fédéraux ! En 2018, le Modèle de politique sur l’intégrité scientifique a été publié pour aider les ministères et organismes fédéraux à élaborer et à mettre en œuvre des lignes directrices sur l’intégrité scientifique. Ces lignes directrices protègent la capacité des scientifiques fédéraux à communiquer la recherche et les informations scientifiques au public (sans approbation préalable), à diffuser les découvertes scientifiques et à participer à des collaborations, partenariats et événements de recherche tant nationaux et qu’internationaux. Mais cela reste un travail en cours que E4D continue de surveiller : en février 2021, 20 des 25 ministères et organismes fédéraux ayant des mandats liés à la science avaient une politique d’intégrité scientifique en vigueur.

Il convient enfin de garder à l’esprit que les scientifiques du gouvernement sont également des fonctionnaires, ce qui signifie qu’ils et elles prêtent un serment de loyauté au gouvernement et sont soumis·e·s aux politiques de communication correspondantes. Bien que leur statut de fonctionnaires n’interfère pas nécessairement avec leurs rôles et responsabilités en tant que scientifiques, cela signifie tout de même qu’ils et elles fonctionnent selon un ensemble de normes composite. Cette fusion des cultures et des normes est essentiellement ce que les politiques d’intégrité scientifique cherchent à clarifier.

ÀB ! : E4D a récemment développé un cadre pour évaluer les données probantes produites par le gouvernement. Quelle est l’utilisation prévue de ce cadre ?

R. M. : Dans notre rapport Eyes on Evidence (2021), nous avons adapté un cadre de travail mis au point par le groupe britannique Sense About Science pour évaluer si le public non spécialiste est en mesure d’accéder aux données sous-jacentes aux décisions politiques.

Nous appliquons présentement ce cadre de transparence pour évaluer les politiques des ministères et organismes fédéraux à vocation scientifique. Notre examen porte sur les projets de loi, les règlements et les annonces de financement. Nous évaluons si les données probantes utilisées pour informer une politique sont claires, ainsi que la manière dont elles ont été utilisées. Nous sommes actuellement aux dernières étapes de l’évaluation des politiques fédérales et nous allons éventuellement porter notre attention sur les données probantes au niveau provincial.

ÀB ! : Comme la production de preuves scientifiques nécessite un financement adéquat, E4D fait-il également campagne pour un meilleur financement de la recherche scientifique ?

R. M. : Le Canada est confronté à un défi persistant en ce qui concerne le financement de la science, défi qui précède la création d’E4D. Nous sommes d’avis que des cibles d’investissement définies sont essentielles pour faire progresser la prise de décision fondée sur des données probantes au pays. Lorsque le gouvernement du Canada a commissionné l’ESFS en 2017, cela a déclenché une augmentation longuement attendue du financement pour la science fondamentale. Le résultat initial a été un investissement historique de plus de 1,7 milliard de dollars lors du budget de 2018, avec des engagements pour le budget 2019. Bien que ces investissements aient été nécessaires, ils n’ont pas suffi à combler le retard du Canada en matière de financement scientifique. En outre, l’ESFS n’a jamais été pleinement mis en œuvre et les conséquences de cette situation ont été aggravées par les changements dramatiques survenus dans le paysage scientifique mondial au cours des 18 derniers mois.

Si l’on envisage la chose à partir d’une perspective mondiale, le Canada se classe systématiquement au sixième rang du G7 pour ce qui est des dépenses intérieures brutes en recherche et développement (R&D). Plus inquiétant encore est le fait que le Canada soit le seul pays du G7 à afficher une tendance continue à la baisse de ces dépenses au cours des deux dernières décennies.

Idéalement, le gouvernement du Canada devrait se doter d’objectifs clairement définis pour augmenter les dépenses de R&D en proportion du PIB, ou encore déterminer comment il prévoit augmenter les investissements dans la science fondamentale à des niveaux mondialement compétitifs.

ÀB  ! : Les efforts de vulgarisation scientifique contribuent à une meilleure compréhension des décisions fondées sur la science. La vulgarisation scientifique devrait-elle bénéficier d’un soutien accru de la part du gouvernement ?

R. M. : La communication scientifique est essentielle. Pendant la pandémie, nous avons tous pu constater à quel point il est important que la science soit partagée en langage clair, afin que les lecteur·trice·s puissent facilement trouver, comprendre et utiliser les informations. Grâce à une collaboration avec la Division des politiques scientifiques de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada, E4D a récemment lancé une boîte à outils afin de donner aux experts en la matière les ressources dont ils ont besoin pour écrire en langage clair sur leur travail.

Une part importante de la recherche scientifique est financée par l’argent des contribuables : cela signifie que la communication à grande échelle de la science, auprès du public qui la finance, ne doit pas être considérée comme un fardeau supplémentaire, mais plutôt comme faisant partie de la responsabilité incombant au gestionnaire des fonds publics. Pour ce faire, la communication scientifique a besoin d’un soutien accru, tant de la part des scientifiques que des institutions et des gouvernements. Il s’agit notamment de financer la recherche pour connaître les meilleures pratiques en matière de communication scientifique dans différents contextes et dans différents médias, de permettre et de normaliser l’embauche d’expert·e·s en communication scientifique pour mobiliser les connaissances, et de créer des possibilités de formation plus ciblées en communication scientifique dans toutes les disciplines.

ÀB ! : La pandémie a mis en évidence la faible confiance que peut avoir la population envers la science. Que propose E4D pour améliorer la confiance dans la science ?

R. M. : Tout cela s’inscrit dans un contexte plus large : on observe une méfiance croissante à l’égard des institutions telles que la science, les soins de santé et la démocratie. Plusieurs causes profondes sont à considérer ici, notamment les niveaux de cohésion politique, la confiance sociale, l’égalité des revenus et le niveau d’esprit collectif. La science n’est pas à l’abri de ces enjeux. Pour continuer à renforcer la confiance dans la science, il faudra une action collective à l’échelle de la fédération canadienne. Des représentant·e·s élu·e·s aux scientifiques, en passant par les institutions universitaires et les différents paliers de gouvernement, il faudrait que toutes les parties prenantes se mobilisent et jouent leur rôle.

Dans notre rapport de 2021 sur la désinformation, nous identifions trois niveaux où des actions ou des initiatives concrètes peuvent être réalisées. Le premier est le niveau individuel, où les citoyen·ne·s s’engagent à ne pas partager de fausses informations. Le deuxième est le niveau organisationnel, qui comprend les universités, les bibliothèques et les ONG comme E4D. À ce niveau, des initiatives et des programmes peuvent être mis en place pour fournir des ressources crédibles et renforcer la culture scientifique dans les communautés ou les établissements d’enseignement. Ce niveau peut également englober les plateformes de médias sociaux et leurs tentatives pour limiter la diffusion de fausses informations. Enfin, le troisième niveau est celui du gouvernement, où des politiques peuvent être mises en œuvre à une échelle beaucoup plus grande afin de réduire la propagation et l’impact de la désinformation. Un exemple de ce type de politique serait de légiférer sur la transparence des algorithmes, d’augmenter le financement des programmes d’alphabétisation numérique ou de la recherche dans les collectivités afin de mieux comprendre comment se propage la désinformation.

Enfin, il est plus important que jamais de clarifier la relation entre la science et les décideurs. Plus tôt cette année, le philosophe des sciences Frédéric Bouchard y faisait allusion en déclarant que «  nous devons nous assurer qu’il est clair pour tout le monde que les experts conseillent, mais qu’ils ne décident pas, et il doit être fait clair qui est-ce qui décide, et sur quelle base. Il s’agit d’instaurer la confiance dans tous les domaines  ». 

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