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Colombie. La grève de 2021
Les manifestations qui ont débuté le 28 avril 2021 ont transformé le paysage politique de la Colombie. Ce qui était au départ une grève d’une journée s’est transformé en la mobilisation sociale la plus importante de l’histoire du pays.
Pendant deux mois, des milliers de Colombien·ne·s sont descendu·e·s dans les rues des grandes et des petites villes, sur les routes principales et secondaires, jour et nuit, pour dénoncer le gouvernement du président Ivan Duque et ses politiques anti-populaires.
Les revendications de manifestant·e·s comprenaient autant l’accès aux services de santé et d’éducation que la démission du gouvernement, et les actions allaient de soirées culturelles et festives à l’incendie de plusieurs postes de police et succursales bancaires dans différentes villes du pays. Les sondages d’opinion effectués durant la grève ont démontré que la droite n’a jamais fait aussi piètre figure en Colombie et que les manifestations ont joui d’une sympathie inouïe.
Tous les secteurs sociaux organisés et qui se mobilisent depuis des décennies étaient dans les manifestations : les étudiant·e· s, les ouvrier·ère·s, les Autochtones, les paysan·ne·s, les afrodescendant·e·s, les femmes... Mais il y a eu aussi émergence de nouveaux acteurs sociaux, notamment les jeunes de quartiers populaires, les plus pauvres parmi les pauvres. On note aussi des transformations : le mouvement autochtone, après n’avoir été qu’un acteur de plus au sein du mouvement social, en est venu à jouer un rôle central de leadership. Les femmes et leurs revendications ont réussi à être plus visible s que jamais.
Plusieurs analystes affirment que, bien plus qu’une grève, il y eut une explosion sociale : ce mouvement semble avoir causé une fissure dans la structure de stabilité du régime politique colombien.
Les raisons de l’indignation populaire
La grève reflète la colère d’une population qui refuse de continuer à accepter les sacrifices et les humiliations que lui impose depuis longtemps la classe dirigeante ; l’indignation de plusieurs générations privées de droits, qui ont grandi dans la précarité, dans un contexte de guerre ayant particulièrement touché les plus pauvres, les femmes et les personnes racisées.
Pour bien comprendre pourquoi la grève s’est transformée en une explosion sociale, il faut rappeler que les inégalités sont profondes. La Colombie, avec un indice de Gini de 0,53 [1] , est l’un des pays les plus inégalitaires au monde et ces inégalités sont à l’origine d’un conflit social et armé qui dure déjà depuis plus de 60 ans. Dans la construction de ce clivage social, il ne faut pas négliger l’appropriation des fonds publics par les élites politiques, appropriation qui se fait tantôt à travers des législations sur mesure [2], tantôt par simple corruption. Au cours des 30 dernières années, les écarts sociaux se sont creusés davantage par les politiques néolibérales qui ont réduit au minimum les redevances de l’industrie minière et pétrolière pour l’État, ont imposé la privatisation des services publics — notamment en santé et en éducation — et ont démantelé les normes de protection de l’environnement et de protection de travailleur·euse·s, le tout en faveur du grand capital.
Taxer les pauvres et subventionner les riches : la goutte de trop
Dans un pays où des millions de personnes dépendent du travail journalier pour se procurer à manger, les mesures d’isolement imposées par le gouvernement dans le contexte de la pandémie n’ont pas aidé, d’autant plus que ces mesures n’ont été suivies d’aucune aide sociale. Selon l’Institut colombien des statistiques, en 2020, 42,5 % de la population vivait dans la pauvreté.
Alors que près de la moitié de la population peine à avoir trois repas par jour et que la pandémie se propage sans que la population ait accès à des services de santé, le gouvernement a voulu faire adopter deux réformes législatives. La réforme fiscale du président Ivan Duque voulait augmenter l’impôt sur le revenu, les taxes sur les aliments de base (riz, sucre, viandes, café) et sur des services funèbres. Sa réforme de la santé voulait privatiser ce qui reste du système de santé publique en asphyxiant les hôpitaux au milieu d’une crise sanitaire sans précédent. Selon le gouvernement, ces mesures, qui affectent directement les secteurs sociaux les plus défavorisés du pays, étaient nécessaires pour répondre au déficit fiscal. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que sa réforme de l’année précédente avait accordé des avantages fiscaux aux entreprises et qu’il estimait que la charge fiscale de celles-ci passerait de 16,6 % du PIB en 2019 à 15,7 % en 2030.
Ces initiatives législatives ont déclenché la grève. Les mobilisations démontrent que la logique qui consiste à taxer les pauvres et à subventionner les riches ne passe plus. La population qui a été progressivement précarisée n’est plus prête à garder le silence devant une élite qui bénéficie directement du pouvoir et des deniers publics, au détriment de la majorité de la population.
L’effet boomerang de la violence d’État
Si les déclencheurs de la grève ont été ces projets législatifs qui auraient aggravé les injustices socio-économiques, ce sont la violence disproportionnée de l’État contre les manifestations et l’indignation suscitée par cette violence qui expliquent que la grève ait duré deux mois. La réaction du gouvernement aux demandes de justice sociale était digne d’une déclaration de guerre. Pendant la grève, 73 personnes ont été tuées, 2005 personnes ont été détenues arbitrairement, 82 personnes ont été victimes d’agressions oculaires et 28 d’agressions sexuelles.
La justification de la violence d’État s’est appuyée sur une stratégie discursive dans laquelle les manifestant·e · s étaient accusé·e·s d’être des vandales et les manifestations, d’être infiltrées par la guérilla. Parallèlement, les personnes opposées aux manifestations se sont présentées comme des « gens bien » et ont été autorisées à tenir des discours racistes dans lesquels les Autochtones ont été insulté·e·s et exhorté·e·s à « rentrer chez eux » , de même que des discours classistes contre les plus pauvres, qui sont principalement les jeunes des quartiers informels, les Autochtones et les femmes. Les effets de ces discours ne sont pas anodins : les victimes de la violence ont été principalement les personnes issues des secteurs les plus pauvres, la population racisée et les femmes.
La brutalité contre les manifestant·e·s reflète le caractère systématique des crimes d’État. Entre 2002 et 2008, 6 402 jeunes des secteurs les plus pauvres ont été assassiné·e·s de sang-froid par des membres des Forces armées et ont été présenté·e·s comme des guérillero·a·s tué·e·s au combat. On pourrait continuer longtemps la liste des crimes d’État, car depuis les années 1960, les forces de l’ordre (armée, police et organismes de renseignement militaire) sont entrainées à voir les citoyen·ne·s comme des ennemies de l’État et cela a des effets systématiques et quotidiens.
Les raisons de l’espoir
L’explosion sociale qui a commencé en avril 2021 va directement à l’encontre des valeurs et de pratiques qui ont servi à la stabilité exceptionnelle du régime politique colombien. Ces pratiques comprennent le blocage de la participation politique des majorités nationales, notamment des autochtones, des jeunes des secteurs populaires et des femmes.
Grève et décolonisation
La grève de 2021 a mis en évidence le caractère décolonial que le mouvement autochtone a inscrit dans les luttes sociales en Colombie. Depuis plusieurs années, les Autochtones sont devenu·e·s un point de référence dans le mouvement social. Des formes d’organisation communautaire comme la Minga (concept qui désigne le travail de mise en commun des forces, dont les mobilisations font partie) et de formes de défense comme la garde autochtone (comptant 70 000 membres) sont devenues des exemples pour le mouvement social. En effet, la garde paysanne, la garde afrodescendante et les « premières lignes » formées dans les quartiers populaires pour défendre les manifestations s’inspirent en partie des pratiques autochtones. Une sorte d’autochtonisation du mouvement social semble en marche.
Deux exemples permettent de voir de manière concrète comment fonctionne ce leadership. Le premier exemple est la décision du mouvement autochtone d’appuyer les autres secteurs sociaux mobilisés. Dans les moments les plus durs de la confrontation dans les villes et sur les routes, les Autochtones ont soutenu les autres secteurs sociaux dans le processus de mobilisation et dans la défense de la sécurité des manifestant·e·s, le tout, au péril de leur vie. Dans ce contexte, neuf Autochtones ont été assassinés et plus de 40 autres ont été blessé·e·s [3]. Le deuxième exemple réfère aux revendications de décolonisation du mouvement autochtone. Pendant la grève, au moins 13 statues des colonisateurs ont été déboulonnées dans différentes villes du pays. Le premier jour de la grève, la statue du conquérant espagnol Sébastian de Belalcázar a été mise à terre. L’action a été décidée par les autorités du peuple Misak en tant que partie du processus de récupération de la mémoire et de l’espace public.
Le sentiment des manifestant·e · s face aux actions du mouvement autochtone peut se mesurer à l’ampleur et à l’émotivité de la cérémonie de passation du bâton de la garde autochtone aux jeunes de la première ligne à Bogotá, ou encore des manifestations de remerciements à la Minga et à la garde autochtone à Cali. Témoignent aussi de ce sentiment des slogans comme « la Minga me protège, pas la police ».
Les « sans rien » : la génération qui a dit basta
En Colombie, entre 1980 et 2020, plus de 8 millions de personnes ont été obligées par la violence de quitter leur foyer. Ces déplacé·e·s forcé·e·s se sont entassé·e·s dans des quartiers insalubres et ont lutté pour leur survie. Dans ces quartiers, la présence de l’État est principalement incarnée par l’action répressive de la police. Pour les jeunes, l’éducation universitaire est un luxe inaccessible et presque tous les hommes de ces quartiers ont fait le service militaire obligatoire. Les taux de chômage sont très élevés et l’économie informelle va de la vente de biscuits et d’eau dans la rue au microtrafic. Pendant la grève, ces jeunes des quartiers pauvres, qui ont grandi dans le désespoir, ont rompu avec l’apathie politique qui leur a été imposée par la violence et la précarité.
Ce sont très majoritairement eux et elles qui forment la première ligne. Armé·e·s de boucliers faits de bidons, les jeunes de la première ligne défendent le droit à la manifestation contre la police. Cette dernière agit parfois conjointement avec de personnes habillées en civil et qui portent des armes (il s’agit d’urbanisation du modèle des escadrons de la mort qui existait principalement dans les régions rurales du pays). Pendant deux mois, les jeunes ont repoussé les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes envoyés par la police contre les manifestant·e·s. Ils et elles se sont mis·e·s au milieu de jets d’eau et de tirs à balles réelles pour permettre aux autres manifestant·e·s de continuer les protestations. Les jeunes des quartiers défavorisés sont aussi dans la première ligne parce que la police les a toujours traité ·e· s comme des ennemi·e·s. Ces jeunes sont puni·e·s parce qu’ils et elles sont pauvres et parce que, comme déjà mentionné, la police et les militaires en Colombie ont été entrainés à voir dans la population des ennemi·e·s.
Dans la grève, ces jeunes sont devenu·e·s des acteur·trice·s sociaux·ales et politiques, et qui plus est, des acteur·trice·s révolutionnaires. Ils et elles disent souvent à qui veut l’entendre : « on nous a tellement enlevé qu’on nous a même enlevé la peur ». Les manifestant·e·s savent que s’opposer à l’État, lutter pour construire un pays plus juste, c’est risquer sa vie. Il ne faut pas confondre ce courage avec des envies suicidaires. Ces jeunes sont en train de lutter pour leur avenir.
Les accusations de vandalisme lancées en permanence par le gouvernement et les médias contre les manifestant·e·s se sont appuyées sur des faits comme les incendies de plusieurs postes de police par les manifestant·e·s, incendies qui avaient commencé en 2020, avant la grève. Il convient de rappeler deux faits liés à ces incendies. Premièrement, ils ont été la réponse aux violences mortifères de la police. Deux cas dramatiquement célèbres sont celui de l’avocat Javier Ordoñez, mort à la suite des tortures dans un poste de police de Bogotá en septembre 2020, et celui de la jeune de 17 ans Alison Salazar, arrêtée et amenée à un poste de police à Popayan en mai 2021, alors qu’elle prenait des photos de la grève. Alison s’est suicidée après avoir subi des attouchements par des policiers lors de son arrestation.
Le deuxième fait qu’il faut rappeler, c’est que les manifestant·e·s ont transformé plusieurs de ces postes de police en centres culturels et en bibliothèques communautaires.
Femmes : le prix de la visibilité
Un des phénomènes les plus marquants des manifestations a été la visibilité de la participation des femmes et des minorités sexuelles, de leurs organisations et du mouvement féministe, surtout dans les villes. Les femmes ont participé aux premières lignes des mères défendant les jeunes et aux premières lignes féministes, aux soupes populaires... La participation des femmes dans les mobilisations ne surprend personne, elles ont fait partie des mouvements sociaux depuis toujours. Ce qui est nouveau, c’est leur refus d’être seulement « en appui » au mouvement, leur décision de participer activement aux débats d’idées, aux confrontations avec l’État et la police.
Elles ont participé à cette explosion sociale à double titre. Comme membres du mouvement social, elles ont appuyé les revendications de toutes et tous : investissement social, démilitarisation du pays, solution politique au conflit, respect des accords de paix avec les FARC [4] , etc. Mais la participation des femmes dans la grève a aussi permis de rendre visibles les revendications des organisations de femmes et du mouvement féministe, parmi lesquelles, au premier chef, la dénonciation de la violence sexuelle et de genre qu’elles et les minorités sexuelles subissent dans la sphère domestique, dans la rue, dans le contexte du conflit armé ou encore au sein du mouvement social.
Le courage de leur décision, les femmes le paient cher. Selon la campagne Defender la libertad, pendant la grève, près de 500 femmes ont été victimes de violence policière et 37 cas de violence de sexe et de genre ont été enregistrés.
Le leadership dont les femmes font preuve constitue une véritable rupture avec les valeurs patriarcales solidement ancrées dans la société colombienne. Faut-il rappeler que l’un des arguments de la droite conservatrice pour s’opposer aux accords de paix a été la perspective de genre incluse dans ces derniers, qui visaient, entre autres, à promouvoir la participation politique des femmes ?
[1] NDLR L’indice de Gini mesure le niveau d’inégalité dans la répartition du revenu dans un pays. Il s’agit d’un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite et 1, une inégalité parfaite. À titre de comparaison, selon la Banque mondiale, l’indice de Gini est de 0,33 au Canada et de 0,41 aux États-Unis.
[2] Historiquement, les classes dirigeantes ont utilisé le pouvoir législatif pour produire des lois et des politiques publiques leur permettant d’éviter les impôts, d’accaparer des terres ou encore de bénéficier directement des crédits publics de promotion de l’industrie et l’agriculture.
[3] Remarquons qu’ en même temps, au Canada, les Autochtones procédaient à des actions du même type, déclenchées par l’identification de fosses des enfants autochtones près des pensionnats.
[4] En 2016 le président Juan Manuel Santos (2010-2018) a signé un accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Son successeur, le président Ivan Duque (2018-) a refusé l’application des points clés de l’accord. Entre-temps, près de 300 ex-combattant·e·s des FARC ont été assassiné·e·s.