La science en appui aux mouvements citoyens

Dossier : Sciences engagées

Dossier : Sciences engagées

La science en appui aux mouvements citoyens

Yannick Delbecque, Lucie Sauvé

Recourir à la science dans les débats politiques peut être difficile. Les membres du Collectif scientifique sur les enjeux énergétiques au Québec aident les groupes citoyens qui ne peuvent pas faire appel aux scientifiques aussi facilement que les entreprises ou que le gouvernement lui-même.

Propos recueillis par Yannick Delbecque.

À bâbord !  : Quel rôle social joue le Collectif scientifique sur les enjeux énergétiques ? 

Lucie Sauvé : Notre collectif s’est donné pour mission d’exercer une vigile critique sur les questions énergétiques au Québec, de produire des synthèses des savoirs scientifiques et de contribuer ainsi à clarifier les enjeux et à enrichir les débats sociaux. Nos membres exercent une constante recension d’écrits et rendent l’information scientifique accessible. Ils et elles participent aux consultations publiques, produisent des mémoires, publient des articles et des commentaires, et organisent des cycles de conférences ouvertes au grand public qui sont l’occasion d’examiner la situation énergétique sous ses divers aspects et de proposer des solutions responsables aux plans écologique, économique, sanitaire et intergénérationnel. 

Le Collectif a pris forme en 2011, au moment où commençait à se déployer l’industrie du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent. Un vaste mouvement citoyen s’est alors mis à la recherche d’informations et d’arguments scientifiques, puisque ceux-ci sont particulièrement valorisés par les décideurs. Il nous est alors paru inconcevable – tant d’un point de vue éthique que stratégique – que notre communauté scientifique ne se mobilise pas autour de ce projet qui allait déterminer à long terme les choix énergétiques du Québec et affecter irréversiblement le territoire de la vallée du Saint-Laurent. 

C’est d’abord un noyau de collègues de l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM qui s’est réuni autour d’un projet de collectif engagé. Rapidement, plus de 125 autres collègues de divers milieux d’enseignement supérieur et de recherche nous ont rejoints. Dans une perspective systémique, le Collectif a élargi sa veille critique à la question des hydrocarbures en général, et plus globalement à l’ensemble des enjeux énergétiques. 

Le Collectif s’est plus récemment investi dans le débat autour du projet de GNL Québec (Énergie Saguenay et Gazoduq). Certain·e·s de ses membres ont joué un rôle majeur au sein de la mobilisation citoyenne, assurant un pont de communication et de concertation entre le Collectif, les groupes environnementaux et les organisations locales mobilisées contre le projet. 

ÀB ! : Comment est organisé le travail du collectif ? 

L. S. : Le Collectif est une organisation informelle qui ne bénéficie d’aucun support financier ; il s’agit d’un acteur social indépendant. Il réunit des scientifiques de différents horizons disciplinaires, en sciences biophysiques comme en sciences sociales et humaines, dont les expertises complémentaires sont mobilisées en fonction des questions traitées. Un comité de coordination pilote les activités. La recherche et la rédaction des articles, des mémoires et des communiqués, signés au nom du Collectif ou par un sous-groupe de celui-ci, sont menées de façon collaborative. Les idées sont discutées, confrontées, validées et enrichies. La qualité des travaux du Collectif est justement liée au fait qu’ils sont le fruit d’un travail collectif, interdisciplinaire et indépendant. 

ÀB ! : Est-ce qu’au Québec on cherche à faire taire les scientifiques qui prennent position au sujet de certains enjeux ? 

L. S. : Les alliances (tacites ou non) entre certains promoteurs et les décideurs publics sont certes à l’origine de diverses tentatives de bâillon. En témoignent certains cas plus médiatisés comme ceux de l’agronome Louis Robert, de la chercheure Marie-Ève Maillé (concernant un projet de développement éolien) ou d’Alain Deneault (pour son ouvrage Noir Canada). Par ailleurs, le modèle partenarial de financement de la recherche, désormais favorisé, risque fort d’instaurer une forme de bâillon systémique – qui semble d’ailleurs « internalisé » par certain·e·s universitaires invité·e·s à prendre la parole dans les médias. 

On peut déplorer à cet effet que la contribution des scientifiques indépendant·e·s des pouvoirs politique et économique ne soit pas suffisamment sollicitée et prise en compte. Malheureusement, les lobbyistes de l’industrie ont davantage d’« entrées » auprès des décideurs, leur pouvoir d’influence ayant une assise légale. On peut enfin déplorer que certaines dispositions de la Loi sur l’accès à l’information font en sorte qu’obtenir de l’information d’intérêt public prend trop souvent la forme d’un parcours du combattant. 

ÀB !  : Est-ce qu’on a déjà reproché aux membres du collectif de ne pas être objectif·ve·s à cause de leurs prises de position publiques ? 

L. S.  : Le critère fondamental de la rigueur, associé à celui de la transparence, doit être un solide gouvernail de la recherche, permettant de contrer les reproches. Mais la responsabilité sociale doit faire également partie de l’éthique de l’activité scientifique. Au Collectif scientifique, l’une des stratégies pour assurer l’objectivité est celle de la discussion et de la validation des travaux par les pairs provenant de divers horizons disciplinaires. Enfin, si certain·e·s chercheur·euse·s universitaires hésitent à s’engager dans les débats publics – en raison de la charge de travail que cela implique ou par crainte de déroger à une certaine « neutralité », ce qui minerait leurs chances d’obtenir des postes ou des subventions – on observe que c’est de moins en moins le cas dans la communauté scientifique, qui est plus consciente de la responsabilité sociale du monde de la recherche. 

ÀB !  : La parole d’expert·e·s en tout genre domine les débats et on ridiculise souvent le manque de connaissances des personnes qui se prononcent sur des questions scientifiques sans être des scientifiques. Une « science citoyenne » est-elle possible ? 

L. S. : En raison de la complexité des questions abordées, on reconnaît de plus en plus l’importance de prendre en compte le savoir citoyen : savoir de terrain, savoir d’expérience, savoir de sens commun, savoir traditionnel. On constate que les questions soulevées par les citoyen·ne·s de même que le partage de leurs observations empiriques (au cours des séances d’« information » par exemple ou lors de consultations publiques) ont servi à stimuler et alimenter la recherche de connaissances sur les questions abordées. Ainsi, dans le cas du gaz de schiste, signalons l’importante contribution citoyenne – maintenant reconnue et appuyée par l’État – pour le repérage des puits abandonnés et la mesure des fuites de gaz. 

La réflexion sur la nature complexe du savoir et ses modes de production chemine au sein de notre société et du monde scientifique. Par exemple, le Fonds de recherche du Québec a lancé un programme visant à « impliquer activement des citoyens et des citoyennes dans une démarche scientifique autour d’une question qui les intéresse ». 

ÀB !  : Est-ce qu’on se méfie suffisamment de l’effet de l’appât du gain sur la validité des résultats scientifiques, par exemple ceux présentés dans le cadre d’audiences publiques comme celles du BAPE ? 

L. S. : Dans le cas du gaz de schiste, les décideurs s’appuyaient au départ sur des études scientifiques commandées par l’industrie elle-même. Les citoyen·ne·s mobilisé·e·s ont rapidement dénoncé cet état de fait et se sont mis à la recherche d’expertises indépendantes, au Québec comme à l’international. Cela a stimulé entre autres l’engagement des scientifiques de notre Collectif. De même, dans le cadre des plus récentes audiences du BAPE sur le projet de GNL Québec, les informations provenaient surtout au départ des études commandées par le promoteur et aussi des avis de scientifiques rattachés à différents ministères – qui travaillent en silo et qui étaient sans doute sensibles au préjugé favorable du gouvernement (leur employeur) à l’égard du projet. 

C’est au fil des audiences qu’ont été relevés les biais et les incomplétudes des connaissances dont disposait la commission du BAPE, de même que le manque de vision globale de la situation. Dans cette perspective, notre Collectif scientifique a présenté un mémoire synthétisant des arguments scientifiques pour les différents aspects du projet, de façon à l’aborder dans son ensemble dans une approche inter- et transdisciplinaire. On peut toutefois déplorer que dans son Rapport, le BAPE présente de telles expertises indépendantes dans la section intitulée « Opinions », alors qu’il s’agit d’avis rigoureusement fondés sur la base de résultats de recherches scientifiques validées. 

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