Regards féministes
Les idoles (il)légitimes
Ériger des individus en icônes intemporelles éclipse la dimension intrinsèquement collective des luttes pour la justice sociale. De plus, celles et ceux sur lesquel·les la société jette son dévolu entrent souvent dans les barèmes de la respectabilité.
Comme beaucoup d’autres avant elle, Claudette Colvin fait partie de celles qui ont été consciemment effacées de l’Histoire. Sa contribution pionnière à la lutte pour les droits civiques des Noir·es aux États-Unis commence tout juste à être reconnue à sa juste valeur.
Née le 5 septembre 1939 à Montgomery dans l’Alabama, aujourd’hui âgée de 84 ans, Claudette Colvin a laissé sa marque lorsqu’elle a refusé de céder son siège à une femme blanche dans un autobus bondé le 2 mars 1955. Un refus qui fut insufflé par la force et le récit de femmes afro-américaines comme Harriet Tubman et Sojourner Truth dont elle avait pris connaissance lors de ses implications militantes et à l’école. Le geste de protestation de Colvin a eu lieu neuf mois avant celui de Rosa Parks, aujourd’hui considérée comme « la mère du mouvement pour les droits civiques ». Parks et Colvin étaient alors toutes deux impliquées au sein de La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). Colvin fut arrêtée, menottée et extirpée de force de l’autobus. Tout au long de cet épisode, les policiers la menacent de viol et formulent des commentaires dégradants à connotation sexuelle à son endroit, un scénario qui était malheureusement monnaie courante pour de nombreuses Afro-Américaines. Colvin reçut plusieurs chefs d’accusation en cour de justice pour avoir tenu tête aux politiques de ségrégation raciale issues des lois Jim Crow.
La NAACP organise alors la stratégie de défense de Claudette Colvin considérant le précédent qu’un jugement dans cette affaire pourrait créer pour l’ensemble de la population afro-américaine. Or, le leadership masculin et noir de la NAACP apprend que Colvin, qui est célibataire, est enceinte [1] d’un homme plus âgé et qui plus est, marié. Donner naissance à un enfant illégitime est un tabou immense à cette époque, et ce, pour l’ensemble de la société américaine. Colvin est aussi reconnue pour ses émotions vives et sa parole franche qui était tout sauf docile. Jugée « trop noire » en raison de la carnation foncée de sa peau, l’adolescente refusait aussi de se lisser les cheveux. Claudette Colvin n’était pas une victime « idéale » ou « parfaite ». En raison de la crainte qu’elle – et, par ricochet, le mouvement en entier – ne soient discrédités tant par la justice que les médias, il sera décidé que la meilleure stratégie serait de présenter le cas de Rosa Parks comme emblème de leur combat. La résistance s’organise alors avec le leadership d’un certain pasteur nommé Martin Luther King. Une vague de protestation et un mouvement de boycottage s’étendent alors dans la ville de Montgomery. Elle durera un peu plus d’un an. Le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis déclare que les lois ségrégationnistes violent la constitution américaine. La tentative d’appel de l’État de l’Alabama fut refusée par le plus haut tribunal du pays et la décision eut force de loi le 20 décembre de la même année.
La « Rosa Parks du Canada » ?
Les gestes de protestation de Colvin et Parks font écho à une résistance similaire au Canada, celle de la femme d’affaires Viola Desmond dans un cinéma de New Glasgow duquel elle fut brutalement expulsée après avoir refusé de subir une discrimination raciste de la part du personnel qui lui a demandé de quitter la section d’une salle de cinéma réservée aux Blanc·hes. Elle fut ensuite emprisonnée pendant plusieurs heures et sommée de payer une amende. En avril 2010, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse offre un pardon public et absolu à Desmond, soit près de 45 ans après sa mort. En 2012, un timbre de Postes Canada à son effigie est lancé. En 2018, le visage de Viola Desmond est imprimé sur les billets de 10 $, ce qui a fait d’elle la première femme canadienne noire à figurer sur un billet de circulation courante de la Banque du Canada. Bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme la « Rosa Parks du Canada », Viola Desmond a pourtant refusé de céder son siège dans ce cinéma près d’une décennie avant sa consœur américaine. La tendance à mettre de l’avant des icônes noires étatsuniennes issues des luttes antiracistes n’a rien de nouveau. Cet américanocentrisme de notre mémoire collective donne l’illusion que le racisme anti-noir à l’américaine serait « pire » que celui de la France ou du Canada, une manière pour ces puissances coloniales de s’enorgueillir d’un multiculturalisme, d’une inclusion et d’un respect des droits de la personne de façade. Plus encore, cela participe à l’invisibilisation d’individus et de luttes collectives aux échelles locales, et ce, des deux côtés de l’Atlantique.
Au-delà des idoles respectables
En France, la polémique ayant eu cours à l’été 2023 autour du changement de nom du lycée « Angela-Davis », à Saint-Denis, jugée trop « radicale » par la femme politique Valérie Pécresse qui le rebaptisa « Lycée Rosa-Parks », jugée plus « consensuelle », est un autre exemple des enjeux politiques autour des icônes antiracistes. Rappelons d’ailleurs que l’afroféminisme a bel et bien son histoire en France, incarnée par des figures telles que Paulette et Jeanne Nardal qui ont fondé la Revue du Monde noir en 1931 ou encore Suzanne Césaire, totalement éclipsée par son illustre ex-conjoint. L’autrice et éditrice québécoise Valérie Lefebvre-Faucher fait aussi mention de ces dynamiques d’effacement et d’invisibilisation de nos héroïnes dans un micro-essai [2] portant sur les femmes ayant entouré, influencé et contribué à la construction et à la diffusion de la pensée du philosophe allemand Karl Marx. Même son de cloche pour le politologue québécois Francis Dupuis-Déri, qui a publié un bref ouvrage [3] coup-de-poing traitant de but en blanc du meurtre et féminicide de la sociologue française Hélène Legotien par le philosophe marxiste Louis Althusser le 16 novembre 1980. Elle aura été assassinée deux fois, physiquement et symboliquement. Tout cela, en raison de l’admiration que vouait une élite culturelle complaisante et soi-disant progressiste envers Althusser.
En somme, ce que l’on peut retenir des récits de femmes comme Claudette Colvin ou Viola Desmond, est que vient un jour, tôt ou tard, où la société finit par enfin accorder à ces femmes et filles noires, visionnaires et avant-gardistes, la reconnaissance qu’elles méritent. Si plusieurs de ces idoles (il)légitimes n’ont plus voix au chapitre en 2024 pour qu’on puisse leur témoigner directement notre gratitude, il importe de graver leurs noms dans nos livres d’Histoire, nos cœurs et nos mémoires.
[1] Claudette Colvin donna naissance à un fils, nommé Raymond, à l’âge de 17 ans, ce qui lui vaudra un renvoi de son école. De plus, en raison de la carnation claire de la peau de Raymond, Claudette fut accusée par sa communauté d’avoir conçu cet enfant avec un homme blanc. Colvin n’a jamais révélé l’identité de celui qu’elle considère comme un agresseur. Raymond décèdera, chez elle, à l’âge de 37 ans des suites de problèmes de toxicomanie.
[2] Lefebvre-Faucher, Valérie, Promenade sur Marx – Du côté des héroïnes, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2020, 80 pages.
[3] Dupuis-Déri, Francis, Althusser assassin – La banalité du mâle, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2023, 96 pages.




















































































































































