Science
Six décennies de science et de luttes
Entretien avec Dr Donna Mergler
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Née de parents anglophones progressistes à l’époque duplessiste, Donna Mergler est une scientifique et militante dont l’engagement a commencé dans les années soixante, durant la Révolution Tranquille. Le magazine Science for the People l’a interrogée sur son parcours dans une version anglaise de cette entrevue qui est disponible sur le site Web https://scienceforthepeople.org. Nous les remercions pour cette collaboration qui nous permet de publier ce texte en français. Propos recueillis par Jennifer Laura Lee.
Diplômée de l’université McGill, elle a commencé sa carrière d’universitaire à l’UQAM dès 1970, faisant partie du premier corps enseignant de cette université et seule femme professeure durant six ans au département des sciences biologiques. Tout en assumant ses tâches de professeure et de chercheure, elle a très tôt collaboré avec des syndicats et des groupes communautaires. Ce faisant, elle est devenue une pionnière de l’approche multidisciplinaire écosystémique de la santé humaine, laquelle intègre le leadership communautaire, les droits des travailleurs et des travailleuses, l’égalité des sexes et l’équité sociale. Elle est mondialement reconnue pour son expertise sur les effets neurotoxiques des polluants environnementaux.
Aujourd’hui, 18 ans après avoir pris officiellement sa retraite, elle poursuit son engagement où s’allient la science et la justice sociale. Depuis plusieurs années, elle travaille en collaboration avec la Première Nation de Grassy Narrows pour documenter les impacts générationnels de l’empoisonnement au mercure industriel sur leur santé et leur bien-être afin d’appuyer leurs revendications.
Jennifer Laura Lee : À quoi ressemblait la vie d’une scientifique et d’une militante à McGill dans les années 1960 ?
Donna Mergler : Deux choses se sont produites en parallèle. J’ai obtenu mon diplôme de premier cycle en 1965 et j’ai commencé mes études supérieures en neurophysiologie. J’ai étudié le réflexe vestibulo-oculaire en plaçant des électrodes dans le cerveau de chats pour en savoir plus sur l’influx neuronal en rapport avec les mouvements oscillatoires. J’utilisais l’un des premiers ordinateurs analogiques mis au point par un brillant technicien.
Mes activités politiques et mes activités universitaires étaient complètement séparées. Dans la journée, je montais la colline jusqu’au Centre des sciences médicales de McGill pour étudier et pour mener mes recherches. Puis, le soir, j’apprenais à connaître le Québec, son histoire, sa culture. J’écoutais les chansonnier·ères québécois·es chanter leur pays et ses luttes. Je discutais de justice et d’égalité avec des ami·es du mouvement indépendantiste québécois. Je savourais cette période de bouillonnement social, politique et culturel. Plus j’apprenais, plus j’épousais le mouvement indépendantiste et participais aux fréquentes manifestations, dont McGill français, qui a eu lieu en 1968, où l’on demandait que McGill donne des cours en français.
J. L. : En tant qu’anglophone éduquée dans le système scolaire anglais, comment vous êtes-vous retrouvée impliquée dans la lutte pour l’indépendance du Québec ?
D. M. : J’ai grandi dans un environnement très stimulant. Mon père était un avocat progressiste. Il représentait des personnes arrêtées pour leurs activités politiques ou syndicales. Il avait des contacts avec des révolutionnaires du monde entier. Il accueillait fréquemment des personnes intéressantes à la maison et nous nous asseyions autour de la table à manger pour des échanges stimulants. Très jeune, j’ai passé des heures assise sur les marches du Palais de justice où mon père défendait Madeleine Parent, une grande syndicaliste. Mes parents voulaient m’envoyer dans une école française, mais à l’époque, il fallait être catholique pour fréquenter les écoles publiques francophones.
Comme les autres étudiants et étudiantes progressistes à l’Université McGill dans les années soixante, j’étais au courant de plusieurs mouvements de libération dans le monde – je suis même allée à Cuba en 1962. C’était aussi le début de la Révolution tranquille. En 1966, j’ai décidé de traverser le boulevard Saint-Laurent qui séparait le Montréal anglais du Montréal français.
Je me suis rendue sur la rue Beaudry où se trouvait le siège du Parti socialiste du Québec et de la Jeunesse socialiste du Québec. J’ai découvert une société en effervescence, en mouvement, culturellement, syndicalement, politiquement. En fait, je suis tombée amoureuse de cette société. Je me suis sentie en harmonie avec ce qui se passait. C’était les années 1960 ! Il y avait la réforme de l’éducation, la réforme du système de santé, le mouvement syndical qui devenait de plus en plus progressiste. C’était ma place.
J. L. : L’UQAM est un produit direct de la lutte pour la démocratisation de l’éducation pendant la Révolution tranquille. Comment était-ce au tout début ?
D. M. : L’UQAM était intéressante parce qu’il s’agissait d’une nouvelle université, issue de la réforme de l’éducation. En 1970, le département des sciences biologiques m’a embauchée. Nous étions tous jeunes et nous ne voulions pas reproduire ce que nous avions connu dans d’autres universités. Notre département a décidé de se spécialiser en environnement. Avec les collègues des autres départements, nous avons formé un syndicat et nous nous sommes affilié·es à la CSN. Au lieu d’une structure verticale comme dans les autres universités, nous avons créé une structure démocratique et horizontale. Cela a pris beaucoup de temps et de réunions, mais nous avons estimé que cela en valait la peine.
J. L. : Comment avez-vous commencé à faire de la science en collaboration avec les travailleurs syndiqués des mines ?
D. M. : En 1975, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) a travaillé avec le Dr Irving Selikoff de l’hôpital Mount Sinai à New York, qui faisait une étude portant sur l’état de santé des mineurs d’amiante du Québec. Un jour, lors d’une soirée chez une amie, l’un des permanents de la CSN m’a dit : « Nous avons le rapport [de Selikoff] et nous ne savons pas quoi en faire ». J’ai répondu : « Je suis physiologiste, je peux le lire et peut-être l’expliquer aux travailleurs. »
Je me suis documentée sur les effets de l’amiante sur la santé et sur l’histoire de la compagnie Johns Mansville. J’ai appris que l’entreprise savait depuis les années trente que l’amiante augmentait le risque de cancer. J’ai commencé à participer à des ateliers de formation organisés par le syndicat et portant sur les effets de l’amiante sur leur santé. C’était à l’époque de la grève des mineurs.
Parallèlement, à l’UQAM, nous avons créé le Service aux collectivités, une forme unique de collaboration avec des groupes non traditionnellement desservis par les universités, en vue de répondre à des besoins qui leur sont propres. Avec l’appui de ce service, des projets de formation et de recherche sont conçus dans une perspective de promotion collective. Le premier accord a été conclu avec deux grands syndicats québécois, la Fédération du travail du Québec (FTQ) et la CSN. Pendant des années, j’ai participé à de nombreuses sessions de formation organisées par les syndicats sur la santé et la sécurité au travail et mené des projets de recherche.
J. L. : Pouvez-vous nous parler de votre travail avec les ouvriers syndiqués ?
D. M. : Je me souviens d’un cas en particulier où j’animais un atelier avec des travailleurs exposés aux solvants dans une usine de fabrication de bâtons de hockey près de Drummondville. Le groupe de travailleurs était attentif, mais dès que je commençais à écrire au tableau, je les perdais complètement. Ils commençaient à plaisanter. Je n’avais pas observé cela dans d’autres industries. Nous avons commencé à parler des pertes de mémoire et des difficultés de concentration. Ils racontaient tous la même histoire : ils arrivaient le matin, posaient leur boîte à lunch et ne se souvenaient plus où ils l’avaient mise à midi.
J’ai donc visité l’usine. Il m’a fallu environ cinq minutes pour me sentir gelée, rien qu’en respirant du styrène, du toluène, du n-hexane… Ensuite, j’ai eu mal à la tête, mais je m’en fichais, parce que j’étais gelée !
Vous imaginez comment cela a pu attirer mon attention : une neurophysiologiste confrontée à un problème neurophysiologique. J’avais la possibilité de combiner mes intérêts académiques et mon désir d’aider à améliorer la santé des travailleurs par des changements sur le lieu de travail… d’agir avant que les travailleurs ne soient trop malades pour travailler.
À cette époque, l’importance de la neurotoxicité précoce était relativement nouvelle et n’était pas considérée valide par les scientifiques traditionnels. Une fois, lors d’une réunion avec les représentants des syndicats et de l’entreprise d’une usine d’explosifs concernant une possible étude, une épidémiologiste réputée, engagée par l’entreprise, nous a dit que l’étude que nous proposions avec les travailleurs était irresponsable. Elle nous a dit que nous devrions plutôt étudier les maladies des travailleurs retraités. Un jeune travailleur est intervenu en disant : « Mais nous voulons savoir ce qui nous arrive maintenant afin de pouvoir améliorer notre situation. » Les dirigeants de l’usine ont refusé de participer et nous avons poursuivi en faisant passer aux travailleurs des examens dans un motel situé en face de l’usine.
Pendant cette période, ma collègue Karen Messing et moi-même avons créé un petit groupe de recherche, qui est ensuite devenu le Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement. Notre approche était basée sur l’intégration des connaissances des travailleur·euses. Nous écoutions et nous traduisons leurs préoccupations en études scientifiques rigoureuses.
Entre 1993 et 2010, j’ai participé à un effort interdisciplinaire et interuniversitaire visant à comprendre les sources de mercure dans l’Amazonie brésilienne, sa transmission dans l’environnement, ses effets sur la santé et ainsi que le contexte sociopolitique prévalent. Nous avons utilisé une approche participative avec les communautés vivant le long de la rivière Tapajós, avec pour buts de maximiser les bénéfices pour la santé et de minimiser les risques de l’exposition au mercure. Mes collègues biogéochimistes ont montré qu’en plus des rejets de mercure provenant des mines d’or, la déforestation généralisée libérait du mercure naturel dans les milieux aquatiques, et donc dans la chaîne alimentaire.
J. L. : Comment vous êtes-vous impliquée dans le projet avec la Première Nation de Grassy Narrows, dans le nord de l’Ontario ?
D. M. : En 2016, Judy da Silva, qui se dévoue corps et âme pour une justice environnementale à Grassy Narrows, m’a invitée à participer à une enquête d’évaluation de la santé, réclamée par la communauté depuis de nombreuses années. Entre 1962 et 1975, environ 9000 kilogrammes de mercure ont été déversés par une usine de pâte à papier dans le système fluvial qui alimente les eaux territoriales de Grassy Narrows. Le doré, un grand poisson prédateur, était au centre de leur culture, de leurs traditions, de leur gagne-pain et de leur régime alimentaire. La contamination de la population s’est faite à travers sa consommation. Depuis les 50 dernières années, Grassy Narrows se bat pour faire reconnaître leur empoisonnement au mercure.
Les résultats de notre enquête ont montré que les habitant·es de Grassy Narrows étaient en moins bonne santé par rapport aux autres Premières Nations. Notre étude a permis de mettre en évidence le rôle du mercure quant à la mortalité précoce (moins de 60 ans), à la fréquence de symptômes de dysfonctionnement du système nerveux et au risque accru de suicide chez les jeunes. Ces travaux apportent un soutien scientifique à leurs demandes.
Soulignons que lorsque nous avons commencé à faire de la recherche participative, celle-ci n’était pas considérée comme scientifique et objective. Aujourd’hui, elle est de plus en plus répandue et reconnue par la plupart des organismes de subvention de la recherche.
J. L. : Que pensez-vous que l’avenir nous réserve ? Êtes-vous optimiste ?
D. M. : Nous traversons une période sombre, marquée par l’individualisme, l’écart croissant entre les riches et les pauvres, et des guerres de plus en plus nombreuses aux quatre coins de la planète. Par contre, il y a une opposition grandissante aux injustices. De nouveaux mouvements alliant justice sociale et environnementale sont en train d’émerger. Il en va de même pour le mouvement grandissant en faveur de la souveraineté des peuples autochtones partout au Canada. C’est là que se livrent les principales batailles qui, espérons-le, seront un jour remportées.













































































































































