Les amazones

No 87 - mars 2021

Regards féministes

Les amazones

Kharoll-Ann Souffrant

L’archétype de la femme noire forte – soit celle qui n’a besoin ni de protection, ni d’affection ni de bienveillance de la part de son entourage et de la société – a fait l’objet de diverses études aux États-Unis. La chanteuse Beyoncé en a même fait un emblème qui est souvent repris comme un compliment, voire un hymne à la force des femmes noires. Or, cet archétype n’est pas anodin.

Si, d’un côté, la résilience des femmes noires leur permet de survivre aux assauts quotidiens d’un monde à la fois classiste, raciste et sexiste, cela joue également contre elles, ne serait-ce que du point de vue de leur santé mentale. Les femmes noires doivent être fortes en toutes circonstances, même lorsqu’elles ont besoin d’être entendues, valorisées, accompagnées, encouragées et soutenues. Plusieurs études ont également illustré que les filles et adolescentes noires, peu importe leur jeune âge, sont perçues comme étant plus matures que les autres filles et adolescentes du même âge, une manière de les priver de leur innocence et de leur naïveté, et de les voir comme pleines participantes à leur propre victimisation et ostracisation. Ce que la chercheuse afro-américaine Moya Bailey appelle la misogynoire, une forme de discrimination spécifique qui touche les femmes noires.

Toutes les fois qu’une femme noire exprime une idée de génie, voire révolutionnaire, un homme noir, perçu comme étant plus « crédible » risque de la rappeler à l’ordre et de couper les ailes de son ambition. Cela peut être fait de manière directe, ou alors, le plus souvent, à la manière d’une main invisible qui place ses pions. On balaye le propos de cette femme sous le tapis sans même lui accorder temps ou considération. On lui dit qu’elle doit être plus « sage », plus « raisonnable » et écouter les hommes de la communauté qui, eux, « savent ». Beaucoup de meneuses silencieuses ont réellement été les premières à ébranler les colonnes du Temple, dans l’ombre, et bien avant que ce soit à la mode de le faire. Ceci étant dit, elles l’ont toujours fait pour le bénéfice du groupe et pour l’ensemble de l’humanité. Cette posture de bienveillance envers le plus grand nombre est une force politique sous-estimée et inexploitée.

Il y a aussi de ces amazones des temps modernes, des héroïnes du quotidien. Le terme amazone – étiquette que je préfère à celle de la femme noire forte – est un terme d’origine coloniale ayant été utilisé pour qualifier la seule armée de guerrières exclusivement féminine recensée au Bénin, les Minon (nom qui signifie « nos mères »). Fascinés par leur force, leur esprit de combat et de rébellion qui défiait les idées reçues, les colons leur donnèrent le nom d’Amazones de Dahomey [1]. L’une d’entre elles, Victoria ‘Toya’ Montou, est considérée comme la mère de la révolution haïtienne pour avoir enseigné des techniques de combat à nul autre que son neveu, Jean-Jacques Dessalines [2]. La révolution haïtienne a permis à Haïti de devenir le premier État noir, fondé par la première révolte d’esclaves réussie de l’histoire moderne. Cette révolution a servi d’exemple pour tous les peuples ayant été placés en position de subordination à travers le monde. Ainsi, j’emploie ici le terme « amazone » à la manière d’une réappropriation symbolique en choisissant de le redéfinir selon mes propres termes.

Je qualifie les femmes et les filles noires d’amazones car, de toujours, nous avons fait partie de l’avant-garde et avons pressenti certains des grands bouleversements historiques et contemporains qui affligent nos sociétés. Nous n’avons pas besoin de titres, de diplômes ou de qualifications officielles pour ce faire. Nos corps, nos existences et nos âmes sont politiques en elles-mêmes. Nous pouvons comprendre le pouvoir et ses dynamiques de manière intrinsèque, du fait de notre position à la croisée de multiples systèmes d’oppression et de marginalisation. Dans un texte poignant publié dans The Paris Review à l’automne dernier [3], la chercheuse universitaire afroféministe Marina Magloire raconte Lucille Clifton, cette poétesse afro-américaine de renom et primée, qui a reçu comme message que notre génération serait l’une des dernières à pouvoir radicalement transformer le sort du monde, et que beaucoup de cette mobilisation retomberait sur les épaules (et le leadership) des femmes et filles noires, particulièrement celles nées à la fin du XXe siècle. Nous étions alors en 1978.

Quand je pense à une amazone des temps modernes, ma propre mère me vient à l’esprit, elle qui a élevé cinq enfants avec brio, majoritairement seule, en étant mère au foyer et sans emploi. Je suis l’aînée de ma fratrie et je suis témoin de manière régulière du mépris et du dédain auquel ma mère fait face au sein de la société québécoise, même de la part de membres de sa propre communauté. Ma mère est citoyenne canadienne et a vécu au Québec pour la presque entièreté de sa vie. Bien qu’elle n’ait pas de diplôme universitaire, c’est une femme cultivée et intelligente. Je suis entrée à l’école primaire en sachant lire, en avance sur mes pairs parce qu’elle m’avait initiée à la lecture. Je vois de mes yeux la manière dont elle se fait parler comme si elle était une imbécile.

Je constate la même arrogance dans ma propre vie. J’ai grandi dans un quartier qualifié de « socio-économiquement défavorisé ». Cela m’a valu toute ma jeunesse du mépris de la part de mes pairs, qui estimaient que je vivais dans un « ghetto » et que j’étais « pauvre ». Or, leurs railleries n’étaient que les symptômes de leur propre petitesse et étroitesse d’esprit. Je n’ai jamais eu le sentiment d’être pauvre et je n’ai jamais eu le sentiment qu’il me manquait quoi que ce soit pour être heureuse. D’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie entière. J’ai le droit à un peu plus de respect lorsque, dans le cours d’une conversation, mon interlocuteur apprend que je mène des études doctorales et que je suis récipiendaire de la bourse d’études la plus prestigieuse au Canada.

Or, je trouve absolument déplorable qu’une femme noire doive accomplir des choses extraordinaires pour être simplement entendue, considérée, écoutée, valorisée et reconnue dans son humanité. Alors que je reçois des félicitations et des applaudissements pour mon parcours et ma combativité, qu’on me donne accès à toutes sortes d’opportunités en raison de la force de mon agentivité en dépit d’un contexte difficile, ma mère continue de subir du mépris et du dédain. Beaucoup semblent ignorer ou oublier que c’est elle qui m’a élevée et que j’ai donc hérité de sa combativité. Mais il semblerait qu’elle ne soit pas tout aussi inspirante que moi, parce qu’elle ne cadre pas dans l’archétype classique de la résilience.

Je suis persuadée que si ma mère avait demandé du soutien – sans paternalisme – elle ne l’aurait jamais obtenu de quiconque. C’est une expérience fort commune qui jalonne le parcours des femmes noires : nous sommes qualifiées de « fortes », comme pour mieux oublier que nous avons également besoin d’appui. Notre douleur n’est jamais prise au sérieux, jamais priorisée, jamais assez « urgente ». Nous sommes larguées depuis longtemps par celles et ceux qui se réclament du féminisme, et même de l’antiracisme.

Pour plusieurs, notre lecture sur le monde est sévère, voire « exagérée ». Sans que nous formions un bloc monolithique – des positions extrêmement diverses existent au sein des communautés noires et parmi les femmes noires – j’estime que notre lecture du monde est juste, exacte et remplie d’une lucidité sans faille, ayant le potentiel de radicalement transformer notre monde vers plus de justice sociale pour tous et toutes. En ce sens, les amazones modernes ne sont pas seulement « doublement » ou « triplement » discriminées, elles sont également doublement et triplement bénies en raison de leur regard sur le monde qui n’est pas enfermé dans les œillères de la société blanche, capitaliste et patriarcale dans laquelle nous vivons. 

À la douce mémoire de la doyenne de l’humanité Bénicia Souffrant Laguerre, surnommée Madan Janba, décédée le 1er novembre 2020 en Haïti à l’âge de 127 ans. (1893-2020)  [4]


[1Elodie Descamps, « Les “ Amazones du Dahomey ”, des femmes-soldats dans l’Afrique précoloniale » . En ligne : www.jeuneafrique.com/452511/culture/las-amazones-dahomey-armee-de-femmes-soldats-lafrique-pre-coloniale/

[2Elizabeth Ofosuah Johnson, « Meet the warrior woman from Dahomey who trained Haitian revolutionary hero Dessalines ». En ligne : https://face2faceafrica.com/article/meet-the-warrior-woman-from-dahomey-who-trained-haitian-revolutionary-hero-dessalines

[3Marina Magloire, « The Spirit Writing of Lucille Clifton ». En ligne : www.theparisreview.org/blog/2020/10/19/the-spirit-writing-of-lucille-clifton/

[4Université Quisqueya, « Bénicia Souffrant entrée dans la légende ». En ligne : https://uniq.edu.ht/comuniq/les-breves/benicia-souffrant-entree-dans-la-legende-464.html

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