Mettre fin à la violence policière : exigeons plus

Dossier : La police, à quoi ça (…)

Dossier : La police, à quoi ça sert ?

Mettre fin à la violence policière : exigeons plus

Mariame Kaba, Philippe Néméh-Nombré

Encore une fois, les gestes meurtriers de la police et l’impunité qui les permet provoquent une indignation justifiée. Je comprends la rage et je partage la colère. S’il ne surprend pas, le manque de considération pour la vie noire demeure atterrant. Et pourtant, j’espère que cette fois nos demandes répétées pour que la police cesse d’être la police seront entendues.

Un texte de Mariame Kaba, traduit de l’anglais par Philippe Néméh-Nombré.

« Comment se fait-il que la police continue de tuer en toute impunité des personnes notamment noires ? » Ainsi posée, la question n’est tout simplement pas adéquate. Pour remplir sa fonction, la police doit être raciste, patriarcale, capacitiste, homophobe et transphobe. Perpétuer un État capitaliste, suprémaciste blanc et cis-hétéropatriarcal implique de cibler, contrôler et contenir certains groupes. Sous cet angle, les avenues sont limitées : nous devons poser de meilleures questions et mieux formuler nos demandes. Et les deux sont à notre portée, tout comme la possibilité d’abolir la police.

« Comment faire pour que la police cesse de tuer en toute impunité ? » Un tel recadrage ouvre les possibilités. Nous pouvons commencer par réduire les interactions entre la police et la population. Nous pouvons aussi réduire le budget des corps policiers et investir dans nos communautés. Voilà donc une question constructive qui en génère d’autres.

Les gens sont-ils exposés à une représentation de la sécurité publique qui exclue la police ? Si non, pourquoi ? Il y a quelque chose de profondément dangereux dans le fait que l’abolition de la police soit impensable pour autant de personnes. Cela signifie que la police a si habilement colonisé et assiégé nos réflexions que nous sommes incapables d’imaginer un monde dans lequel elle n’existe pas. Pourtant, la police n’a pas toujours existé. Qu’est-ce qui nous fait croire qu’elle existera toujours, ou qu’elle devra toujours exister ?

Discipliné·e·s à ne pas imaginer

Ce n’est pas seulement qu’il nous est impossible d’imaginer un monde sans police : nous sommes discipliné·e·s à en être incapables. Les séries télévisées policières et autres formes de propagande des forces de l’ordre sont déterminantes dans la naturalisation de la police. Les livres pour enfants, les dessins animés, les bandes dessinées, les Lego, la présence policière dans les écoles et autres artéfacts passés et présents de la culture populaire nous conditionnent à être incapables d’imaginer un monde sans police. Les policier·ère·s sont représenté·e·s en héro·ïne·s, célébré·e·s en monuments et en mémoriaux. On nous apprend que la police est le rempart qui sépare l’ordre du chaos total. Il est difficile de penser à un autre corps de métier qui déploie autant d’efforts dans ses relations publiques. Il n’y a pas de série télévisée mettant en valeur le travail des services à l’enfance, bien qu’ils soient essentiels au fonctionnement de la société moderne. Pourquoi la police en a-t-elle tant besoin ?

Les forces de l’ordre travaillent constamment à préserver leur légitimité. Elles se réinventent, se repositionnent et se réimaginent constamment dans de nouveaux rôles. Le fait que la police justifie constamment son existence suggère toutefois que son rôle dans notre culture est peut-être plus précaire qu’il n’apparaît, et qu’elle est en fait vulnérable à la mobilisation et à la pression sociale.

Cela nous offre donc une réelle fenêtre de possibilité pour nos stratégies de mobilisation abolitionnistes. Nous devons aspirer à réduire les interactions entre les corps policiers et la population sans accroître la légitimité de la police. L’objectif devrait être de réduire autant que possible le travail de la police sous toutes ses formes, et de cesser de légitimer le recours à la police comme réponse à différents problèmes sociaux. Nous ne pouvons pas, par exemple, exiger des comités consultatifs et commissions d’enquête réformistes qui renforcent le pouvoir de la police. Nous ne pouvons pas non plus demander le remplacement de la police par des travailleuses et travailleurs sociaux si on leur confie le même mandat de surveillance et de coercition. Une mobilisation abolitionniste stratégique entend faire disparaître le complexe carcéral et policier et sa légitimité.

Au cours des dernières années, des réformistes du système de « justice » criminelle et pénale de même que certain·e·s chercheur·e·s ont suggéré que les communautés marginalisées sont à la fois « surpolicées » et « sous-protégées » : la police patrouille et surveille leurs quartiers sans relâche sans toutefois nécessairement répondre à leurs appels de détresse. Ce cadrage demeure imparfait : il trahit une compréhension fondamentalement erronée de la raison d’être de la police. Les mots du théoricien et militant Frank Wilderson sont ici instructifs lorsqu’il synthétise : « Je ne suis pas contre la brutalité policière, je suis contre la police. »

La violence, d’abord, est inhérente à la police et à son travail. Son monopole de l’usage de la force n’est ni tangentiel ni accidentel : il est constitutif. Cela signifie que nous ne pourrons pas extraire la partie « violence » de la police pour en préserver le reste. La violence est centrale au travail de la police. Nous ne pouvons pas, autrement dit, chercher à identifier les « bonnes » pratiques policières, chercher à déterminer le « juste milieu ». Ce qui afflige les communautés marginalisées n’est pas le mauvais travail policier : c’est, tout simplement, la police. C’est n’est pas trop ou trop peu de police : le niveau idéal n’existe pas.

L’argument de la « sous-protection », ensuite, suppose que l’échec de la police à protéger les communautés marginalisées est une défaillance plutôt qu’un élément central de sa fonction. En fait, on pourrait suggérer que les performances symboliques de « protection » des communautés marginalisées par la police répondent tout simplement d’une stratégie de maintien de son pouvoir. Les populations marginalisées sont amenées à croire que la protection de l’État est à leur portée et, pour cette raison, demeurent attachées à la préservation de la police, c’est-à-dire à la violence autorisée et perpétrée par l’État.

Une alternative en élaboration

Lors d’un atelier virtuel en juin 2020, l’auteur Patrick Blanchfield suggérait que la police « apparaît dans nos esprits comme une solution plutôt qu’un problème  ». C’est un éclairage important qui devrait guider notre mobilisation. Trop de personnes conçoivent encore la police comme une ressource permettant de mettre fin à la violence plutôt qu’une institution productrice de violence dans nos communautés (et multiplicatrice de violence lors de manifestations). Nous devons outiller les gens à se défaire de l’idée selon laquelle la police nous protège et a été créée pour garantir la sécurité publique. La perspective abolitionniste insiste sur l’importance des trois étapes que sont le désinvestissement, l’réinvestissement et l’expérimentation.

Lorsque les abolitionnistes du système carcéral et policier appellent à l’élimination de la police, les gens réagissent immédiatement, et agressivement, en nous intimant de proposer une « alternative » pour assurer la sécurité publique. On nous demande ce qui remplacera la police. Mais aucune entité unique ne devrait remplacer les prisons, la police et la surveillance. Je pense à ces mots de Damon William, un militant de Chicago, que j’ai lus récemment : « Lorsque je vois la police, je vois cent autres emplois condensés en une seule personne avec un fusil.  »

La police est, à l’heure actuelle, la réponse fourre-tout à chaque problème social, alors que l’État continue de couper dans les services publics. Les différents maux appellent des réponses différentes. Et une institution intrinsèquement violente, une institution dont la seule et unique source d’autorité est la liberté que l’État lui donne d’user de la violence, ne devrait pas faire partie de ces réponses.

Rachel Herzing, militante abolitionniste de longue date et directrice du Center for Political Education, une organisation de mobilisation, dit souvent « qu’éliminer le complexe carcéral et policier élargit le terrain sur lequel nous pouvons développer de nouvelles façons d’être en relation, de se protéger et de gérer la violence  ». En ce moment, la police accapare tellement de ressources et d’espace qu’elle empêche, parfois activement, les possibilités et solutions qui émergent des communautés, qui sont toujours sous-financées (quand elles sont financées).

Nous pouvons travailler à éliminer la police tout en répondant aux besoins sécuritaires immédiats de nos communautés. Mais de répondre à ces besoins ne devrait pas être un prérequis pour exiger l’abolition du système carcéral et policier. Comme le conceptualise le sociologue norvégien Thomas Mathiesen, l’abolition est une alternative en élaboration qui nous pousse à rompre avec l’ordre actuel des choses, à refuser, à dire « ce n’est pas ce que nous voulons », tout en construisant un monde différent.

C’est là où se trouve l’espoir. Dans une vision du monde où nous avons tout ce qu’il nous faut pour vivre avec dignité et où la sécurité ne dépend pas d’un pistolet.

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