L’abolitionnisme carcéral est une lutte féministe

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Dossier : La police, à quoi ça sert ?

L’abolitionnisme carcéral est une lutte féministe

Marlihan Lopez

Pour certain·e·s, être féministe et abolitionniste carcérale sont deux choses qui ne vont pas ensemble, alors que nombre de féministes militent pour la criminalisation des violences genrées. Pour ma part, je crois le contraire : féminisme et abolition carcérale sont deux luttes indissociables.

L’abolition désigne à la fois une vision politique et un mouvement social qui vise à éliminer l’emprisonnement et la surveillance policière, et qui pousse à la création de nouveaux systèmes de soins vitaux manquants dans nos communautés. La pensée abolitionniste a été nourrie non seulement par les courants anticapitalistes et l’analyse critique de la race, mais également par la pensée féministe, plus précisément le féminisme noir.

Mon travail au sein du mouvement féministe, plus précisément le mouvement de lutte contre les agressions à caractère sexuel, m’a convaincue que l’abolition est féministe dans son essence. Par ailleurs, en tant que survivante, mon expérience de violence conjugale et sexuelle m’a appris que la police ne peut pas nous protéger et que la lutte pour mettre fin à la violence genrée ne se gagnera pas à travers les systèmes punitifs et carcéraux.

Que signifie l’abolition pour les luttes féministes ?

Il importe de faire la distinction entre le féminisme abolitionniste et le féminisme carcéral. Les féministes qui adhèrent à une perspective carcérale s’appuient sur un pouvoir punitif accru de l’État dans la lutte pour mettre fin à la violence faite aux femmes. Elles estiment que nous pouvons mettre fin à la violence genrée en incarcérant les agresseurs et en imposant des peines plus sévères. Cette approche repose également sur la fausse hypothèse que la menace de punition aura un effet dissuasif et par conséquent préviendra la violence.

Cette position manque toutefois d’aborder et de remettre en question le fait que la violence patriarcale et raciale est exercée par le biais de la police et des prisons. Cette perspective est également imprégnée par le néolibéralisme et repose sur le principe de la responsabilité individuelle. Or, les violences genrées s’inscrivent dans des systèmes d’oppression, dont le patriarcat, la suprématie blanche et le capitalisme ; on ne peut donc pas les enrayer sans une transformation sociétale systémique.

Qu’en est-il des féministes abolitionnistes ? D’abord, il est important de définir l’abolitionnisme, en particulier dans le contexte québécois canadien où le terme a été récupéré par des groupes de femmes blanches s’opposant au travail du sexe pour désigner l’abolition de l’industrie du sexe. Ce courant a une influence considérable au sein du mouvement contre la violence faite aux femmes.

Dans une déclaration publique publiée en 2002 aux États-Unis, le collectif Critical Resistance et le réseau INCITE !, qui réunit des féministes racisées luttant contre la violence genrée, définissent l’objectif du mouvement abolitionniste comme celui de « créer des mouvements qui mettent non seulement fin à la violence, mais qui créent une société basée sur la liberté radicale, la responsabilité mutuelle et une réciprocité passionnée. Dans cette société, la sûreté et la sécurité ne seront pas fondées sur la violence ou la menace de violence ; elles seront fondées sur un engagement collectif à garantir la survie et le soin de tous les peuples » [1].

Au fond, les féministes abolitionnistes ou anti-carcérales mettent de l’avant des réponses communautaires et transformatrices enracinées dans le soin. Le féminisme abolitionniste prône l’abolition comme la meilleure réponse à la violence étatique et genrée. Rappelons que les femmes noires et autochtones subissent la violence étatique et interpersonnelle de manière disproportionnée. Des femmes noires comme Angela Davis, Ruth Wilson Gilmore et Beth Richie ont largement contribué au développement de cette vision politique. Elles ont souligné l’importance de formuler des réponses à la violence genrée qui s’appuient sur des moyens non punitifs pour prévenir la violence et tenir les gens responsables des torts commis.

Mais qui nous protégera ?

L’une des questions qu’on me pose le plus fréquemment en tant que féministe anti-carcérale est « mais que ferons-nous des violeurs ? ». Après avoir travaillé avec des survivant·e·s et entendu les témoignages de femmes qui ont été victimes de violences sexuelles, ma réponse est simple. La police ne peut pas nous protéger, ce qui explique pourquoi la majorité des victimes ne porte pas plainte à la police.

Reconnaissant la violence et la victimisation auxquelles sont confronté·e·s les survivant·e·s lorsqu’ils et elles portent plainte, et compte tenu du nombre d’agents de police accusés et condamnés pour violence conjugale et sexuelle, de nombreuses victimes estiment qu’aucune réparation ne peut être obtenue par le biais du système de justice pénale.

D’un autre côté, définancer la police et les systèmes carcéraux et investir dans des stratégies communautaires et transformatrices de soin peut créer d’innombrables possibilités pour obtenir réparation et guérison. Imaginez investir dans des services de santé mentale, des maisons d’hébergement et des centres pour les victimes d’agressions à caractère sexuel qui sont accessibles et où les survivant·e·s noir·e·s, autochtones, trans, ou en situation de handicap, qui font face à la discrimination systémique dans l’accès à la santé et aux services sociaux, peuvent chercher du soutien. Imaginez investir dans l’éducation, le logement social et la 

création d’équipes de service non armées et indépendantes de la police pour répondre aux crises liées à la santé mentale et à l’utilisation des drogues ou aux cas de violence genrée. Investir dans des programmes créés et gérés par les communautés pour prévenir le tort est une stratégie qui vise directement les causes de la violence.

Alliances possibles ?

Mon travail au sein du Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) ainsi que mes expériences personnelles avec le système de justice m’ont poussée à explorer les solutions offertes par la vision abolitionniste. Malheureusement, ici au Québec, il n’y a pas beaucoup d’échanges entre le mouvement abolitionniste et le mouvement contre les violences faites aux femmes. Considérant la manière dont ces deux luttes s’entrecroisent et la manière dont la violence sexuelle et les autres formes de violence genrée sont reproduites par l’État punitif et carcéral, une convergence semble nécessaire.

Malgré cette évidence, le mouvement contre les violences faites aux femmes semble se tourner encore plus vers des réponses punitives. Des études du mouvement de lutte contre la violence faite aux femmes ont montré que le mouvement a pris de l’ampleur grâce à son rapprochement avec l’État et à l’augmentation du financement public, ce qui aurait contribué à son institutionnalisation, à sa professionnalisation et au déclin de sa radicalité [2].

En même temps, il y a eu une évolution vers une dépendance vis-à-vis des réponses punitives à la violence genrée. Ces réponses illustrent la manière dont le gouvernement conçoit les violences genrées dans le cadre du droit pénal, renforçant une tendance vers l’individualisation des problématiques systémiques, comme celle de la violence faite aux femmes. La racine systémique du problème cède le pas devant les exigences de la punition, qui devient l’indicateur du succès de la démarche. Le réseau INCITE ! a ainsi lié la montée des féminismes carcéraux à la cooptation par l’État du mouvement féministe anti-violence, en rattachant le financement à une plus grande collaboration avec la police et le système de justice.

Guérir par la justice transformatrice

En tant que mouvement, où nous dirigeons-nous ? Si nous voulons avancer, nous devons reconnaître comment la violence genrée existe et se reproduit à l’intérieur des structures de violence étatique. Nos mouvements sociaux ne peuvent pas prétendre être intersectionnels en s’appuyant sur des institutions qui assurent la reproduction de la suprématie blanche, du patriarcat et du colonialisme.

On nous a fait croire qu’on ne peut concevoir la sécurité que par le biais du système carcéral. Nous devons nous mobiliser et nous tourner vers des réponses communautaires enracinées dans le soin. Nous devons investir dans des approches transformatrices de prévention de la violence genrée qui nous aident non seulement à guérir, mais aussi à prévenir la violence.

Le moment est toujours opportun. Le mouvement Black Lives Matter (BLM), aux côtés d’autres mouvements de justice raciale, a réussi à sortir l’abolition hors des marges. Patrisse Cullors, une des fondatrices du mouvement BLM, l’exprime de manière juste : « Nous devons réimaginer un monde qui dépend d’une économie du soin et non pas d’une économie de la punition [3] ». Grâce aux perspectives abolitionnistes, conçues et développées par des femmes noires, les possibilités de mettre fin à la violence genrée sont à notre portée.


[1« Statement on Gender Violence and the Prison Industrial Complex ». En ligne : https://criticalresistance.org/wp-content/uploads/2014/05/CR-Incite-Statement-2008.pdf

[2Dominique Masson, With and Despite the State : Doing Women’s Movement Politics in Local Service Groups in the 1980s in Quebec, thèse de doctorat, Université Carleton, 1998. Voir aussi de la même autrice : « Constituting « Post-Welfare State » Welfare Arrangements : the Role of Women’s Movement Service Groups in Quebec », Documentation sur la recherche féministe, 2000, vol. 27, nos 3-4, p. 49-69.

[3« The Black Lives Issue : In Depth », Yes ! Magazine. En ligne : www.yesmagazine.org/issue/black-lives/2020/08/26/black-lives-matter-founders/

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