Services publics : vers la grève !

No 87 - mars 2021

Travail

Services publics : vers la grève !

Élisabeth Béfort-Doucet, Rachel Sarrasin

La grève est un moyen d’action qui a laissé ses traces dans l’histoire des négociations des secteurs public et parapublic au Québec. Qu’en est-il aujourd’hui, alors que les conventions collectives sont à renouveler, et ce, en pleine pandémie ?

De grandes grèves des travailleuses et travailleurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux ont marqué l’imaginaire de la société québécoise, particulièrement celles qui se sont déroulées dans le cadre de fronts communs entre les centrales syndicales. De la dernière ronde de négociations initiée en 2015, on se souviendra de la grève qui a dépassé le cadre de l’alliance intersyndicale pour s’inscrire dans une lutte plus large contre les mesures d’austérité du gouvernement, impliquant différents réseaux et coalitions de citoyennes et de citoyens inspiré·e·s par l’idée d’une « grève sociale ».

En 2020, la pandémie a éclaté au Québec à peine quelques semaines avant l’échéance des conventions collectives des secteurs public et parapublic, du 31 mars, et en plein cœur des négociations visant leur renouvellement. Avec l’actuel contexte de la crise sanitaire, quels legs pourrait laisser l’exercice de la grève que les travailleuses et travailleurs de ces secteurs envisagent pour faire débloquer les discussions en cours ? Comment ce contexte marqué par les mesures de distanciation et le télétravail peut-il nous amener à repenser ce moyen de pression et à faire en sorte qu’il nous permette d’obtenir des gains à la hauteur de notre mobilisation ?

La construction d’un rapport de force pour arriver à des ententes négociées qui sauront répondre aux besoins identifiés par les travailleurs et les travailleuses des services publics est non seulement nécessaire, mais également possible. Au moment d’écrire ces lignes [1], un mouvement en faveur de l’exercice de la grève est en construction. Mais l’exercice de la grève, d’une durée illimitée selon tous les indicateurs, dans un contexte sanitaire inédit, soulève plusieurs questionnements sur son déroulement.

Le défi de la mobilisation virtuelle

D’emblée, soulignons que les syndicats doivent composer avec le défi de créer les conditions propices à la délibération collective et à la mobilisation dans un contexte qui affecte les liens sociaux. La situation actuelle contribue à l’isolement des travailleurs et des travailleuses, dans un moment où la démocratie syndicale doit pourtant être soutenue pour permettre les échanges de perspectives, l’analyse stratégique et le processus décisionnel qui entourent la réflexion sur le recours à la grève.

Si les logiciels de visioconférence peuvent contribuer à l’éreintement collectif, des mécanismes ont été mis en place pour soutenir autant que possible la démocratie syndicale : la présence aux assemblées par téléphone, les pauses en mode « caucus », et la division des tâches au présidium de l’assemblée (entre animation, secrétariat et gestion de la visioconférence) sont autant d’outils expérimentés pour faciliter le déroulement des assemblées et encourager l’implication des membres à distance. Le défi d’inventivité n’en sera pas moindre pour alimenter la mobilisation syndicale devant son écran en temps de grève, chacun et chacune chez soi, alors qu’il s’agit habituellement d’un moment fort de rassemblements.

Piquetage et solidarité intersyndicale

Même avec un mandat de grève dûment adopté en assemblée générale, sa mise en œuvre concrète dans le contexte actuel soulève sa part particulière de défis. La tenue de lignes de piquetage est un outil intrinsèque à l’exercice de la grève. Le piquetage devient alors l’expression publique du conflit de travail, un outil important de visibilité et de communication. La tenue de ces lignes de piquetage demeure possible dans le respect des recommandations sanitaires, mais devra assurément être adaptée pour faciliter la participation. La rotation des membres par périodes déterminées ou encore la décentralisation des lignes de piquetage en multipliant les endroits de leur tenue pourraient être des voies à explorer.

Le piquetage a aussi une fonction à l’égard des travailleurs et travailleuses d’un même établissement appartenant à d’autres accréditations syndicales et qui ne seraient pas en grève au même moment. La ligne de piquetage témoigne alors du fait que l’établissement est paralysé par un conflit de travail, ce que les non-grévistes constatent à leur arrivée au travail (puisque le Code du travail exige que ces personnes s’y présentent et témoignent auprès de leur employeur de leur incapacité à avoir accès au lieu). Le principe intersyndical du respect des lignes de piquetage permet alors de perturber l’ensemble de l’institution visée. Or, advenant des difficultés à tenir de telles lignes de piquetage en pleine crise sanitaire, qui plus est dans un contexte de télétravail qui nous confine à domicile et réduit les déplacements vers le lieu de travail où se tiendraient les lignes de piquetage, comment respecter ce principe de solidarité intersyndicale en temps de grève ? Voilà pour le moment une énigme qui nous fait d’autant plus regretter l’absence de front commun dans les négociations actuelles et qui, souhaitons-le, pourrait malgré tout être compensée par une coordination accrue des mandats de grève entre les différentes organisations.

Travail hors-établissement et brisage de grève

On se rappellera qu’il y a maintenant plus de dix ans, Québecor a mis en lock-out les employé·e·s du Journal de Québec, puis ceux du Journal de Montréal, en faisant fi des dispositions anti-briseurs de grève prévues au Code du travail. Ces mesures visent pourtant à protéger le droit des travailleurs et des travailleuses de négocier librement avec leur employeur et d’avoir recours à des moyens de pression dans le processus, ce qui se trouve bafoué par un tel remplacement sans vergogne du personnel en temps de conflit de travail.

Cette situation, portée depuis devant les tribunaux, est fondée sur une interprétation restrictive de la notion d’« établissement » dans le Code du travail. Les lois en vigueur circonscrivent le recours aux briseurs et briseuses de grève à leur présence dans un établissement « physique », sans tenir compte des nouvelles technologies et encore moins de la réalité du télétravail. Ce sont donc les écueils de cette définition restreinte qui ont permis à Québecor de maintenir ses employé·e·s en lock-out si longtemps, grâce au recours à des pigistes qui ont pu produire un journal ailleurs que dans les bureaux physiques de l’employeur.

Nous retrouverons-nous face à un problème similaire aujourd’hui, alors que des membres d’un syndicat pourraient invoquer le télétravail pour justifier leur non-respect du mandat de grève ; ou encore, tandis que l’employeur pourrait remplacer les travailleurs et travailleuses grévistes sans être restreint par la notion d’« établissement » ? Bien que la situation vécue chez Québecor ait appelé la Commission de l’économie et du travail à recommander, en 2011 [2] (!), une modernisation des dispositions anti-briseurs et anti-briseuses de grève, la situation n’a pas évolué et le problème demeure en l’espèce. Le recours à une telle interprétation de ces dispositions par nos institutions publiques alimenterait ainsi un dangereux précédent. Et même si ce problème ne se concrétisait pas dans la présente ronde de négociations, il demeure urgent d’exiger une révision des dispositions juridiques encadrant la grève, à la lumière des réalités virtuelles du monde de travail qui pourraient être appelées à se maintenir. Notre mobilisation doit amener le droit à s’adapter à nos pratiques, dans une optique de protection de nos libertés constitutionnelles d’association, de négociation collective et d’exercice du droit de grève.

Légitimité du mouvement et éducation populaire

Parmi les différents défis que le mouvement de grève peut avoir à affronter en pleine pandémie, celui de l’appui populaire n’est pas à négliger. Si un mouvement de grève peut se passer de la faveur de l’opinion publique pour atteindre ses fins, il n’en demeure pas moins que la perception de la légitimité des demandes des travailleuses et des travailleurs est une préoccupation sensible. Le contexte de la pandémie n’épargne personne et la souffrance vécue par les gens est diffuse et multiforme. À ce sujet, les nombreux outils et aptitudes d’éducation populaire des militantes et militants syndicaux doivent servir à mettre en lumière la dimension altruiste des enjeux en cause dans les négociations, tout comme les actions des grévistes doivent s’inscrire dans une perspective de solidarité avec les luttes tout aussi importantes menées sur d’autres fronts.

On sait que la crise sanitaire a exacerbé des problèmes préexistants, comme les inégalités sociales et la marginalisation de certains groupes. Si la pandémie actuelle crée des conditions inédites à plusieurs égards, elle n’est pas non plus la seule cause des situations de travail difficiles que les travailleuses et travailleurs québécois·e·s des secteurs public et parapublic déplorent. Ici aussi, la crise a contribué à mettre en lumière d’importantes failles dans les conditions de travail et dans l’organisation structurelle de nos services. En éducation, en santé et dans les services sociaux, ce n’est pas que la pandémie qui mène le personnel à bout de souffle ; les difficultés vécues par les travailleurs et travailleuses sont exprimées depuis plusieurs années déjà, lourdement affectées par les années antérieures de coupures budgétaires et d’austérité. Les travailleuses et travailleurs concernés nous disent que l’organisation du travail, qui mise depuis des années sur l’efficience et la rentabilité, et qui favorise une logique standardisée de production industrielle plutôt que la dimension humaine et relationnelle qui est au cœur des services publics, est en cause dans la détérioration de leurs conditions de travail.

Nous ne pouvons plus passer outre les problèmes liés à la surcharge de travail et à la précarité qui se manifestent à la grandeur des services publics et qui, par effet corollaire, ont un impact sur les services offerts. Sans contrat de travail depuis maintenant près d’un an, les travailleuses et les travailleurs ont redoublé d’efforts pour maintenir ces services fondamentaux à notre bien-être et à notre identité collective. Même après avoir insisté pour poursuivre la négociation en pleine pandémie et alors qu’il demandait à l’ensemble du Québec de « se mettre sur pause », le gouvernement continue malgré tout à faire la sourde oreille aux solutions proposées pour répondre aux besoins criants dans ces milieux. Parallèlement, les cris du cœur des travailleurs et travailleuses auraient tout de même été entendus : un sondage CROP-FTQ produit en octobre 2020 démontre qu’une majorité de Québécoises et de Québécois considèrent que le gouvernement devrait faire des négociations des secteurs public et parapublic une de ses priorités pour lutter contre la pandémie [3]. Ces positions témoignent d’une compréhension des enjeux vécus dans ces milieux, enjeux que le gouvernement s’obstine quant à lui à ne pas vouloir reconnaître : l’amélioration des conditions de travail visée par les négociations n’a pas pour objectif que les intérêts des personnes syndiquées, mais vise ultimement l’amélioration substantielle de la qualité des services offerts à la population.

En somme, le contexte de la pandémie a révélé au grand jour un aspect qui est le fondement même de nos services publics : nous avons une responsabilité à prendre soin les uns et les unes envers les autres et nous nous attendons à ce que le gouvernement soutienne ce principe par ses actions. Déterminé·e·s à porter ce message, les travailleurs et travailleuses qui œuvrent au jour le jour dans les secteurs public et parapublic envisagent le recours à la grève, un moyen qui dérange et qui n’est pas sans soulever son lot de défis dans le présent contexte. Mais il pourrait aussi nous offrir un espace de créativité pour nous réapproprier ce mode d’action et peut-être même nous inviter à renouer avec un constat maintes fois exprimé pendant la crise : et si c’était l’occasion de repenser nos ambitions collectives et de se donner les moyens de véritablement les réaliser ?


[1Ce texte est écrit à la mi-janvier 2021.

[2CSD, CSN et FTQ, « Dispositions anti-briseurs de grève : il y a urgence d’agir », Le Soleil, 25 novembre 2011. En ligne : www.lesoleil.com/opinions/point-de-vue/dispositions-anti-briseurs-de-greve-il-y-a-urgence-dagir-bb087aab800fe4308351535a2166774f

[3« Négociations du secteur public : un sondage CROP révèle que les trois quarts des Québécois estiment qu’un règlement aiderait à lutter contre la COVID-19 ». En ligne : https://ftq.qc.ca/actualites/negociations-secteur-public-sondage-crop-revele-trois-quarts-quebecois-estiment-quun-reglement-aiderait-a-lutter-contre-coviod-19/

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