La couleur du passé : de l’importance de l’histoire des Noir·e·s

No 87 - mars 2021

La couleur du passé : de l’importance de l’histoire des Noir·e·s

Tamara Thermitus

Le Mois de l’histoire des Noir·e·s s’est achevé il y a quelques jours, oui, mais il reste toujours important de penser à cette histoire qui fait à chaque instant partie du présent.


J’écris ce texte en écoutant la version française de la série Esclavage, produite par la BBC, série qui retrace, tant sur la terre que sur la mer, la mémoire de cet horrible crime contre l’humanité. Le Mois de l’histoire des Noir·e·s permet notamment de mettre en lumière l’esclavage au Québec, cette partie ignorée de notre histoire, et ses conséquences contemporaines sur la vie des personnes noires. Ce devoir de mémoire n’est pas sans rappeler celui des Québécois·e·s ainsi que de la devise de la province, « Je me souviens », gravée dans la pierre lors de la construction de l’hôtel du Parlement du Québec. Pour une exilée haïtienne ayant un héritage multiculturel, tant blanc que noir et possiblement taïno, s’identifiant et étant identifiée comme Noire, retracer l’histoire est un exercice périlleux, mais nécessaire : exil et racisme obligent.

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J’ai été scolarisée à Sept-Îles dans les années 1970. Les préjugés à mon égard se sont manifestés très tôt dans ma vie. Ces préjugés sont l’une des composantes du racisme, l’autre étant le pouvoir exercé par les institutions publiques. Très vite, je me suis senti l’étrangère, l’Autre, celle qui est exclue du cercle, celle qui n’appartient pas à la communauté. Dès les premières années de scolarisation, on a pointé ma « différence » par des phrases qui semblaient souvent bon enfant, voire anodines : « Tu es juste de la bonne couleur, pas trop foncée ».

Comment expliquer de tels propos ? Par l’histoire, comme le soulignait la professeure Sherene Razack : « Sans histoire et sans contexte social, chaque rencontre entre groupes inégaux devient nouvelle, les participants partent de zéro, comme d’un être humain à un autre, chacun innocent de la subordination des autres [1] ». Mais voilà, il y a la culture, l’histoire et le contexte social de la communauté dans laquelle apparaît soudain un être différent.

L’histoire n’est pas circonscrite dans le passé, elle s’écrit chaque jour sous nos yeux. En regardant la publicité du gouvernement du Québec nous demandant de « respecter toutes les règles, tout le temps », je constate que l’infirmière est blanche alors que le préposé aux bénéficiaires est noir. Je me demande : quel message veut-on, même inconsciemment, faire passer ? À quelles règles se réfère-t-on ?

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Les questions de mon enfance me reviennent : ça veut dire quoi être de la « bonne couleur ». Avec quelle nuance de peau cesse-t-on d’être de la « bonne couleur » ? De la « bonne couleur » par rapport à quelle couleur ? Pourquoi voudrait-on être de la « bonne couleur » ? Être de la « bonne couleur », qu’est-ce que cela donne ? Si j’étais d’une autre couleur, qu’est-ce qui m’arriverait ? Être de la « mauvaise couleur », quelle conséquence cela a-t-il ? L’auteure Toni Morrison, dans The Origin of Others, s’interroge sur « les conséquences du fétiche des couleurs » et conclut : « la couleur est une force sévèrement destructrice [2] » .

Encore cette semaine, la question de couleur refait surface, et cette fois au sein de la royauté. Nous sommes en 2021, près de 200 ans après l’abolition de l’esclavage et on ne s’en sort pas. Duchesse ou roturière, cela ne change rien : on n’est jamais à l’abri de la violence fondée sur le racisme.

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Bien sûr, la vie m’a rapidement appris ce que veut dire ne pas être de la « bonne couleur ». Cela voulait dire – et veut toujours dire – que je devrais me battre et me débattre, car je ne bénéficierais d’aucun privilège, étant l’intruse, une citoyenne de seconde zone [3], condition caractéristique de la vie des femmes noires. C’était également voir mes parents vivre les injustices qui sont une des conséquences de la couleur de leur peau et, en subir les conséquences, soit des déficits de capital économique, social et culturel.

Comme le disait James Baldwin : « L’histoire n’est pas le passé, c’est le présent. Nous portons notre histoire en nous. Nous sommes notre histoire. Si nous prétendons le contraire, nous sommes littéralement des criminels [4] ». Comme Noir·e·s, cette conception de l’histoire est inscrite dans nos corps : la couleur de notre peau est au cœur de notre réalité, au présent. C’est elle qui sert de justification à la subordination des personnes noires, des personnes racisées et des Autochtones ; c’est elle qui nous impose une identité sociale fondée sur cette construction sociale et politique qu’est la race.

Qu’on veuille le reconnaître ou non, force nous est de constater que le racisme est au cœur des systèmes, des institutions et des organisations de nos sociétés occidentales, parmi lesquelles figure le Québec. Mais pour bien le comprendre, il faut prendre acte de l’existence et de la prévalence du racisme systémique, inscrites dans les rapports de pouvoir d’une majorité blanche sur les personnes noires ou racisées au Canada, histoire qui a été cachée et occultée, comme aussi celles des peuples autochtones. Dans Silencing the Past, Michel-Rolph Trouillot écrivait : « L’histoire est le fruit du pouvoir, mais le pouvoir lui-même n’est jamais transparent à un point tel que son analyse devienne superflue. La marque ultime du pouvoir est son invisibilité ; le défi ultime, l’exposition de ses racines [5] ».

L’idée – ou plutôt le mythe – voulant que le racisme n’ait pas droit de cité au Canada lui a justement permis de se rejouer pendant des décennies, voire des siècles. Tout récemment, les morts de Pierre Coriolan et de Nicolas Gibbs lors d’interventions policières n’ont pas suscité de changements. Il a fallu la mort en direct d’un homme noir américain pour que le racisme systémique soit vu, et pour que soit reconnu que Black Lives Matter, « la vie des Noir·e·s compte ». En 2020, Breonna Taylor et George Flyold ont éveillé mondialement les consciences en remettant en question les systèmes. Comme le disait la fille de Floyd, son « papa a changé le monde ».

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On conçoit aisément que ceux qui ont construit ces systèmes de pouvoir aux multiples niveaux aient veillé naturellement à ce qu’ils leur procurent des avantages et protègent leurs intérêts. Il est évident qu’à moins qu’on ne les déconstruise activement, ces systèmes se perpétuent. Il faut en quelque sorte peler l’oignon, couche par couche, afin d’aller au cœur de la blessure, au cœur de la souffrance, afin d’en excaver les fondements. Puisque les réflexes sont désormais stratifiés dans l’inconscient collectif et que les modes d’appréhension du monde sont cristallisés, changer les choses doit devenir un chantier commun : ce n’est que tous ensemble que nous y arriverons.

« Les peuples qui ne réfléchissent pas sur leur passé sont condamnés à le revivre [6] ». Le Mois de l’histoire des Noir·e·s est une occasion de reconnaître notre passé commun et ses dynamiques de pouvoir, de célébrer également la résilience des Noir·e·s, et de poser des gestes concrets afin d’instaurer, enfin, un réel « vivre ensemble ».


[1Sherene Razack, Looking White People in the Eye : Gender, Race, and Culture in Courtrooms and Classrooms, University of Toronto Press, 1998.

[2Toni Morrison, The Origin of Others, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2017.

[3Buchi Emecheta, Citoyen de seconde zone, Paris, Les éditions 10/18, 2001.

[4James Baldwin, I Am Not Your Negro, Toronto, Penguin Random House Canada, 2017.

[5Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past : Power and the Production of History, Boston, Beacon Press, 2015(1995).

[6George Santayana, Reason in Common Sense, 1905.

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