Pionnière modèle

No 91 - Printemps 2022

Regards féministes

Pionnière modèle

Kharoll-Ann Souffrant

Être une femme issue d’un groupe minorisé et faire son entrée dans des institutions de pouvoir, telle une pionnière, vient avec son lot de célébrations, d’enjeux et de pièges.

Aux dernières élections municipales, bon nombre de « plafonds de verre » ont été brisés au Québec. De nombreuses femmes, dont plusieurs femmes noires, ont obtenu des rôles clés, décisifs et stratégiques, notamment dans les villes de Montréal et de Longueuil.

Ces percées historiques ne sont pas anodines pour les membres de communautés historiquement marginalisées. Depuis de nombreuses années, le manque de diversité et de représentation dans l’arène politique, la sphère médiatique ou dans le monde académique ont été décriés par des individus à la fibre militante qui luttent pour la justice sociale. Quand on est pionnière, on porte en réalité les luttes et les combats de celles et ceux qui nous ont précédées, celles et ceux qui ont travaillé d’arrache-pied pour assurer un avenir plus rayonnant pour notre génération et les suivantes. Ainsi, on n’est jamais véritablement une pionnière seule. Dans un tel contexte, c’est un legs, voire un héritage, dont on bénéficie le plus souvent. De manière plus large, le désir « absolu » d’être la première peut nous isoler d’un point de vue stratégique, notamment si nous nous coupons de nos communautés d’origine. Il ne faudrait pas que le plafond de verre se transforme en prison de verre au service du statu quo, ce qui s’avère être un piège.

Certes, quand on est « la première », on insuffle de l’espoir et de l’inspiration. De plus, une fenêtre de possibilités et d’opportunités s’ouvre pour plusieurs d’entre nous. Bref, on devient, bien malgré soi, un modèle. Or, la représentation, bien qu’elle puisse être un certain levier pour une plus grande équité et pluralité des voix et des perspectives, ne peut constituer une fin en soi.

Au moment de la constitution de son premier cabinet paritaire lors de son premier mandat, le premier ministre du Canada Justin Trudeau avait scandé : « Because it’s 2015 ! ». La boutade visait à illustrer qu’il était grand temps d’avoir un cabinet composé d’un nombre égal de femmes et d’hommes au palier fédéral. C’est l’ancien premier ministre du Québec, Jean Charest, qui avait ouvert le bal en composant le premier cabinet paritaire au pays en 2007. Or, être la première dans une institution de pouvoir devrait soulever la suspicion. C’est le signe évident que ces lieux de pouvoir ont longtemps évacué la parole et la pensée des personnes issues de groupes historiquement marginalisés. C’est aussi le symbole que des violences directes et indirectes y ont été commises, expliquant que ces lieux aient été souvent désinvestis, au fil du temps, par des communautés marginalisées.

Souvent instrumentalisée pour démontrer du « progrès » en matière d’équité, la présence de membres de groupes minorisés dans ces lieux de pouvoir est donc loin d’être sécuritaire et bienveillante pour ces dernier·ères. Même si cela peut faire du bien à l’égo d’être une pionnière, on devrait se poser la question : «  It’s 2022 ! Comment se fait-il que je sois la première ?  » Et cette question devrait susciter certes de la fierté, mais également de l’inquiétude.

Le poids de l’excellence

Quand on est une pionnière modèle, on « représente », un peu malgré soi, notre communauté tout entière. On nous autorise rarement à parler en notre nom propre, à revendiquer notre individualité et notre singularité. Même si l’on se donne rarement soi-même un tel rôle de porte-parole, il nous est insidieusement donné. On ne bénéficie pas non plus du privilège de la médiocrité. Nous avons peu le droit à l’erreur et lorsque nous nous trompons, nous sommes rarement pardonné·es. Parfois, des gens qui nous ressemblent et qui appartiennent aux mêmes communautés que nous nous déshumanisent, nous retirant radicalement leur confiance, car nous sommes passé·es « de l’autre côté ». Se faire accorder le bénéfice du doute devient alors un privilège réservé aux personnes issues de groupes majoritaires. On se retrouve pris, en quelque sorte, en l’arbre et l’écorce.

À cet égard, l’expression « transfuge de classe » fait d’ailleurs polémique. Elle désigne les individus qui en une génération auraient transcendé la classe sociale inférieure de leurs parents. Or, lorsqu’on entre dans un espace de pouvoir en étant en minorité, on porte un poids, celui de devoir incarner une certaine excellence. On est soumis à une intransigeance certaine, par les nôtres et par le monde extérieur. Et ce poids, à défaut de pouvoir être plusieurs à se le partager, peut peser lourd sur des épaules d’individus qui gravitent dans des lieux qui n’ont jamais été pensés pour eux ni avec eux.

Quand on est une pionnière modèle, on est en vérité une anomalie dans certains lieux. La sociologue afro-américaine Patricia Hill Collins parlait notamment du fait d’être une « outsider within » pour expliquer la position des femmes noires en milieu académique, milieu étant dominé par les hommes blancs de classes moyenne à aisée. Bien que ce « positionnement situé » suscite de nombreux déchirements intérieurs, Collins appelait à en profiter pour produire de la recherche académique de pointe, créative et originale, qui centre les perspectives des femmes noires en donnant l’heure juste quant à leurs réalités plurielles. En d’autres termes, se voir comme des productrices de savoir et des expertes à part entière, et ce, à partir d’une subjectivité assumée.

En somme, être une pionnière modèle vient avec son lot de réjouissances et de pressions. Il demeure important, dans un contexte imparfait où l’on sera toujours un modèle imparfait, de ne pas pervertir ses principes. Pour ce faire, il faut certainement garder en ligne de mire les générations précédentes et à venir. Car au-delà du fait de passer à l’Histoire, nous ne faisons que bouger, un tant soit peu, l’aiguille du progrès pour celles et ceux qui viendront après nous, afin qu’ils et elles puissent eux aussi s’autoriser à rêver grand. Au bout du compte, nous ne sommes qu’un maillon d’une grande chaîne de luttes, de combats et de résistances qui ont toujours existé, bien avant notre naissance et malgré les stratégies d’invisibilisation et d’effacement par des groupes dominants. Une certaine humilité insoumise est donc de mise. 

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