Judiciarisation des relations de travail : un levier pour les syndicats ?

Dossier - Syndicalisme : comment

Dossier - Syndicalisme : comment faire mieux ?

Judiciarisation des relations de travail : un levier pour les syndicats ?

Mélanie Laroche

Le modèle traditionnel du syndicalisme a bien changé. Aujourd’hui, une grande part de l’activité syndicale passe par la justice : on parle de convention collective, de griefs, de juste représentation des salarié·es. Cette activité complexe est-elle une avancée ou une complication encombrante ?

Plusieurs syndicats ont maintenant tendance à miser sur un recours accru au registre judiciaire lorsqu’il s’agit de bâtir des stratégies misant sur le renforcement de liens de solidarité forts et durables entre les différents types de travailleur·euses. Dans le contexte français, Jérôme Pelisse [1] observe qu’un processus de formalisation et d’extension de la logique juridique s’opère et transforme la manière dont les acteur·trices interagissent. En raison de cette juridicisation, leurs relations sont beaucoup plus encadrées par le registre juridique, ce qui ne laisse que peu de place aux usages, aux coutumes et au dialogue, ou à la négociation de solutions créatives pour résoudre les problèmes vécus sur les lieux du travail.

Pelisse observe également une autre tendance : celle de la judiciarisation, laquelle réfère davantage à la saisie plus fréquente des tribunaux spécialisés. Cette tendance à la judiciarisation des relations du travail est observée depuis longtemps au Québec et ailleurs dans le monde. Cette tendance peut entraîner des délais importants dans le règlement des problèmes en relations de travail, en plus de rendre le travail syndical invisible aux yeux d’un bon nombre de membres. Elle s’expliquerait par de multiples facteurs, dont l’évolution du cadre législatif, mais aussi, plus fondamentalement, par l’évolution des dynamiques relationnelles des parties prenantes.

Une stratégie patronale ?

Différents facteurs ont été mis en évidence dans les travaux antérieurs pour expliquer cette tendance, notamment l’institutionnalisation des relations professionnelles ou l’acquisition et la diffusion de compétences juridiques au sein des organisations syndicales. Il ne faut pas oublier non plus la propension accrue des employeurs à saisir la justice, par exemple, lors de mouvements de grève, pour contester les modalités des actions et des stratégies syndicales. Pour les employeurs, la judiciarisation peut aussi être une stratégie leur permettant d’allonger les délais pour le règlement de certains dossiers, et par le fait même décourager les travailleur·euses d’exercer leurs recours. Mais elle pourrait aussi contribuer à réduire la pertinence et l’efficacité des organisations syndicales et les affaiblir au plan financier.

Si la judiciarisation des relations de travail et du travail syndical a été critiquée par certains universitaires et spécialistes du droit du travail, elle est aussi considérée comme un levier stratégique efficace dans certaines circonstances, notamment lorsque le contexte rend l’action collective ou les moyens d’action traditionnels, comme la grève, peu efficaces. Cécile Guillaume souligne par exemple qu’en Angleterre, où le taux de syndicalisation a significativement diminué et où la négociation collective est décentralisée, ce recours aux tribunaux peut effectivement offrir un levier stratégique aux organisations syndicales pour faire avancer les droits des salarié·es [2].

Complexification des relations de travail

Dans le livre La convention collective au Québec, paru en 2017, il est établi que l’évolution du droit du travail a nettement contribué à complexifier les enjeux et les recours en relations de travail. D’une part, le législateur favorise une certaine déréglementation des relations du travail et l’allègement des contraintes légales de la négociation (par exemple par le déplafonnement de la durée des conventions collectives, les modifications apportées à l’article 45 portant sur l’accréditation syndicale, l’abolition de plusieurs décrets de convention collective ou la privation de certain·es travailleur·euses de leur droit de se syndiquer). D’autre part, l’État intervient de plus en plus directement dans la détermination des conditions de travail en adoptant différentes lois, généralement d’ordre public, qui ont établi de nouvelles protections pour les salarié·es et qui ne peuvent ni être ignorées ni modifiées par la négociation collective (par exemple, la Loi sur les normes du travail, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec). Le principe d’autonomie des parties à la négociation collective est nécessairement limité par ces nombreuses lois qui contraignent le champ du négociable.

À cela, il faut ajouter l’élargissement de la nature des plaintes qu’un·e salarié·e peut déposer contre le syndicat accrédité qui aurait violé son devoir de représentation (article 47.2 du Code du travail). La personne salariée peut désormais contester la qualité de la représentation syndicale relative à toute question relevant de la convention collective. Comme l’ont montré nos travaux, la relation avec les mandant·es est devenue plus complexe et les syndicats pourraient avoir développé le réflexe de judiciariser certains dossiers pour éviter que des plaintes soient déposées contre eux et pour pouvoir démontrer qu’ils ont utilisé tous les recours possibles dans la défense des droits de leurs membres.

De plus, les conventions collectives sont devenues si imposantes et si complexes que seul·es des expert·es chevronné·es peuvent s’aventurer dans l’interprétation des textes et leur renégociation. Ces conventions sont aussi beaucoup plus difficiles à appliquer, ce qui contribue nécessairement à l’augmentation des litiges qui seront l’occasion de lourds débats entre expert·es juridiques. Cela est sans compter que le système de justice créé pour résoudre les difficultés et les mésententes liées à l’application de ces accords est aussi complexe et caractérisé par un juridisme excessif.

Enfin, ces conventions collectives ont aussi atteint, dans une forte proportion, une certaine maturité au fil des renouvellements, ce qui peut devenir une cause d’inertie et servir de prétexte pour modérer les revendications syndicales en faveur de nouveaux droits. Bien plus, nos travaux montrent que les conventions collectives ayant atteint leur maturité sont aussi celles qui contiennent le plus de disparités de traitement, ce qui montre à quel point elles sont la cible des employeurs pour obtenir des concessions [3]. Elles contribuent également à placer les organisations syndicales sur la défensive, priorisant ainsi la protection des acquis des salarié·es en place. La maturité des conventions collectives ne favoriserait donc pas le développement d’une culture de mobilisation au sein des unités de négociation visant une amélioration continue des conditions de travail.

Vers une stratégie mixte

Que faut-il retenir de ces observations ? Si le contexte institutionnel peut alimenter en partie cette tendance à la judiciarisation des relations de travail, elle n’est pas que néfaste pour l’action syndicale. Elle peut en effet constituer un élargissement du champ d’activité des syndicats, sans pour autant se substituer à la mobilisation et la participation active des membres à l’élaboration de solutions aux enjeux et aux problématiques qui les touchent.

À ce propos, David Peetz souligne qu’il peut être rassurant, pour certain·es dirigeant·es syndicaux·ales, de s’en remettre au discours sur l’individualisme croissant des travailleur·euses pour se replier sur une forme de syndicalisme où la relation avec leurs mandant·es est considérée comme purement transactionnelle et où des services sont offerts pour répondre à des besoins individualisés. Ce n’est toutefois pas la voie privilégiée dans la littérature spécialisée sur la revitalisation des stratégies et des pratiques syndicales.

Melanie Simms a d’ailleurs reconnu que pour maximiser les chances de pérenniser les adhésions et favoriser le militantisme des membres, les organisations syndicales doivent miser sur deux ingrédients essentiels : une force de négociation collective qui permet d’influencer les décisions au quotidien et un engagement fort et représentatif du milieu de travail pour influencer les décisions [4].

Plutôt que de remettre le contrôle et l’issue des luttes entre les mains des expert·es juridiques, les organisations syndicales ont donc tout intérêt à recourir davantage à des stratégies mixtes : le recours aux tribunaux, la négociation collective et d’autres pratiques comme des campagnes publiques ou une variété de moyens de pression, tout cela s’articulant de manière à maximiser le rapport de force du côté syndical. 


[1« Judiciarisation ou juridicisation ? Usages et réappropriations du droit dans les conflits du travail », Politix, vol. 2, no 86, 2009, p. 73-96.

[2« Les syndicats britanniques et le recours au contentieux juridique », La nouvelle revue du travail, no 7. En ligne : https://journals.openedition.org/nrt/2354

[3Frédéric Lauzon Duguay, Mélanie Laroche et Patrice Jalette, « Les disparités de traitement dans les conventions collectives », Policy OPTIONS politiques, 7 mars 2017. En ligne : policyoptions.irpp.org/magazines/march-2017/pourquoi-les-disparites-de-traitement-dans-les-conventions-collectives/ https://policyoptions.irpp.org/fr/magazines/mars-2017/pourquoi-les-disparites-de-traitement-dans-les-conventions-collectives/

[4« Accounting for greenfield union organizing outcomes », British Journal of Industrial Relations, vol. 53, no 3, p. 397-422.

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