Dossier : Justice pour toutes !

Dossier : Justice pour toutes !

Pour une justice transformatrice

Louisa Worrell

Pendant la grève étudiante de 2012, il y a eu une vie collective foisonnante à Montréal. Malgré la créativité, les apprentissages, et l’empowerment collectif, plusieurs problèmes existants ont été amplifiés, notamment le sexisme et le machisme. C’est de ce contexte qu’a émergé l’expérience québécoise de justice transformatrice.

La grève et ses suites ont permis aux personnes ayant vécu des agressions sexuelles – majoritairement des femmes – de faire face à cette violence en organisant une résistance collective. Les espaces non mixtes, les moments d’échanges et la création d’une solidarité politique se sont avérés cruciaux dans la montée de cette riposte. La mise en commun de nos expériences s’est faite à travers nos associations étudiantes, nationales et locales, ainsi qu’à travers des groupes féministes et des groupes politiques clandestins.

Le niveau élevé de répression politique, de violence policière et étatique, de judiciarisation et de délégitimation médiatique a gravement affecté les rapports des grévistes aux institutions étatiques et au système judiciaire. C’est dans ce contexte que des survivantes d’agressions sexuelles, parfois victimes de leurs camarades de luttes ou d’autres grévistes, refusaient de porter plainte à la police. Il faut également souligner que dans les milieux d’extrême gauche, après 2012, plusieurs militant·e·s faisaient face à un fort sentiment de défaite politique, de judiciarisation et de burn-out.

À la suite d’une agression, craignant de côtoyer leur agresseur ou désillusionées par le manque de soutien de leurs camarades, plusieurs survivantes étaient bien souvent contraintes de quitter le mouvement étudiant. Puisqu’on n’en parlait pas, puisqu’on ne nommait jamais ceux qui commettaient ces agressions, on n’était pas en mesure de faire face au problème, et donc, de trouver des solutions concrètes. De plus, avec la multiplication des dénonciations, c’était de plus en plus évident que l’exclusion d’agresseurs n’était ni réaliste, ni une solution à longe terme ; souvent, ces personnes préfèrent changer de milieu politique plutôt que de transformer leurs comportements.

Le choix de la justice transformatrice

À l’automne 2012, après avoir été agressée deux fois par de supposés camarades, j’ai tenté de continuer à mener ma vie. J’ai constaté, presque un an plus tard, que mon traumatisme m’empêchait d’être présente dans les milieux politiques. J’ai donc décidé de dénoncer, d’abord en privé, puis via Facebook. Cette action s’est inscrite dans la foulée de la deuxième vague de dénonciations post-grève à l’automne 2013. Après avoir fait des recherches avec une camarade, nous avons convenu d’essayer la justice transformatrice pour pouvoir continuer à militer dans les mêmes espaces que nos agresseurs sans subir de l’injustice, de la peur ou du silence. C’est dans ce contexte que le principe de justice transformatrice a touché le mouvement étudiant d’une façon importante en 2013. Depuis les cinq dernières années, j’ai été impliquée dans une dizaine de processus de justice transformatrice.

La justice transformatrice propose une vision où les humains peuvent changer, doivent changer, et qu’avec un soutien approprié, vont changer. Elle ne peut pas et ne doit pas être utilisée pour la vengeance. Il est donc important de bien analyser la situation et pouvoir se fier sur les faits pour identifier les victimes. Sans essentialiser les personnes, il est crucial de pouvoir comprendre comment les relations d’exploitation et d’oppression s’appliquent dans les relations interpersonnelles.

Les processus sont centrés sur les demandes et guidés par les besoins et les réflexions de la survivante. Idéalement, celle-ci nomme ses besoins, ses objectifs et ses conditions de transformation. Le travail de transformation est réalisé dans l’application de ces conditions. Le succès du processus dépend de l’ensemble de la collectivité, dont la survivante et l’agresseur font partie. Il est donc important d’avoir un groupe chargé de s’assurer que le processus et ses conditions soient respectés. Il doit également y avoir des personnes qui accompagnent la survivante et l’agresseur, respectivement, et pour assurer un soutien émotionnel et une bonne communication. Avant tout, il est important que tous ceux et celles qui s’impliquent, que ce soit dans le groupe de suivi du processus ou les groupes de suivi des individus, s’entendent sur le fait qu’il y a eu agression, qu’il faut arrêter la violence et qu’il faut être redevable pour les actes commis. Si les personnes impliquées ne croient pas la survivante, par exemple, cela risque certainement de nuire à la redevabilité et aux liens de confiance qui sont cruciaux pour le processus.

Le travail de transformation de la part de l’agresseur peut inclure l’étude de textes féministes, l’exclusion de certains espaces, la rédaction d’une lettre de pardon et des discussions. À travers le processus, nous cherchons également à comprendre pourquoi l’agresseur a commis un acte de violence sexuelle, ce qui implique un travail de réflexion et d’introspection. Il est important que le travail soit réalisé d’une manière à ce que toutes les personnes impliquées, surtout celle qui a agressé, soient les plus redevables, fiables et honnêtes possible. L’agresseur doit s’engager dans une démarche sincère pour changer. Si, dans plusieurs expériences, ce travail a été réalisé au niveau théorique et social, le travail émotionnel manquait parfois. Philly Stands Up, un groupe qui travaille avec les agresseurs dans une perspective de justice transformatrice à Philadelphie, mentionne dans ses documents l’importance de développer l’empathie de la personne qui a commis les actes de violence dénoncés. De plus, le manque de soutien émotionnel pour les survivantes, qui se retrouvent souvent coupées de leur réseau social et militant et qui rencontrent plus de difficultés que leur agresseur, doit être comblé par les personnes impliquées dans le processus et par la communauté. Si cela peut être difficile, c’est néanmoins nécessaire pour créer des alternatives à la « justice » de l’État capitaliste.

Apports et défis

La justice transformatrice demeure l’une des meilleures façons de faire face à la violence dans nos milieux. On a constaté de nombreux avantages, notamment l’indépendance face au système de justice et à la police, qui sont souvent des institutions d’exploitation et d’oppressions systémiques. De plus, un processus est souvent plus rapide qu’un procès et centré sur les besoins de la survivante et non sur la punition du crime. L’empowerment collectif est un avantage primordial, tout comme l’effet de démocratisation de la justice au sein de la collectivité. C’est une façon de gagner un contrôle sur notre destin collectif et de le diriger vers la libération sociale.

Cela étant dit, l’une des lacunes de la justice transformatrice est, bien souvent, les difficultés liées à la dénonciation. Même si nous savons que la majorité des dénonciations sont fondées, il est important de faire une enquête pour pouvoir bien comprendre ce qui s’est produit. La tâche d’enquête devrait être réalisée par des personnes de confiance qui sont impliquées dans le processus et qui croient dans les principes de la justice transformatrice. Une autre faiblesse à noter est la difficulté de savoir quand et comment conclure le processus. Cela doit être déterminé surtout et d’abord avec la survivante et ensuite transmis aux groupes ou à la collectivité qui mettent en application les conditions de transformation. En ce sens, la communication est cruciale pour les processus et cet élément a été moins travaillé dans les expériences auxquelles j’ai participé.

Malgré ces problèmes, une chose est certaine : la justice transformatrice a apporté de nombreux changements positifs dans nos espaces militants, tant sur le plan individuel que collectif. Depuis les dénonciations, les milieux étudiants ont été touchés par une hausse des enjeux féministes abordés. De plus, les rapports de domination exercés par certaines personnes ont considérablement changé et, à travers les processus, des dynamiques de pouvoir se sont inversées. À l’avenir, si le milieu étudiant doit collaborer avec des communautés plus exploitées et précaires, comme les femmes autochtones et les femmes réfugiées, les femmes surexploitées et les mères célibataires, ce travail collectif ne pourra représenter une véritable alternative que s’il est applicable et accessible dans tous les milieux. Je souhaite ainsi contribuer à la poursuite de ces réflexions collectives sur les alternatives à mettre en place.

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