Libre-échange. Résoudre la quadrature du cercle

No 74 - avril / mai 2018

International

Libre-échange. Résoudre la quadrature du cercle

Claude Vaillancourt

Le libre-échange n’a jamais été aussi impopulaire. Les populations en subissent durement les effets. La concurrence entre les travailleurs et les travailleuses de tous les pays fait très mal. Les délocalisations affectent grandement l’emploi. Les multinationales accumulent les profits alors que les citoyen·ne·s s’appauvrissent. Un grand défi se pose ainsi aux gouvernements un peu partout dans le monde : comment continuer à négocier des ententes commerciales en dépit de leurs conséquences négatives ?

La solution la plus simple serait de tout remettre en cause et de négocier des accords entièrement différents, priorisant la qualité de l’environnement, l’équité fiscale, les bonnes conditions de travail, la protection de la santé publique, le développement de services publics de qualité. Depuis qu’on signe des accords de libre-échange, le mouvement social exerce de très fortes pressions afin que les ententes commerciales empruntent cette direction.

Pour la majorité des gouvernements cependant, la libéralisation du commerce demeure un dogme incontournable, une absolue nécessité, peu importe ses effets sur les populations. Les multinationales veulent autant que possible échapper à tout contrôle gouvernemental et étendre leur pouvoir sans contraintes. Il est donc nécessaire de continuer à négocier de nouveaux accords allant dans ce sens, malgré leur insuccès.

Pour résoudre la quadrature du cercle, plutôt que de transformer la nature même des accords commerciaux, on choisit deux stratégies pour les rendre acceptables. La première consiste à effrayer la population : sans accords de libre-échange, avec le rétablissement conséquent et inévitable du « protectionnisme », l’une des plus grandes plaies économiques, soutient-on, les conditions de l’économie se détérioreront davantage. La seconde, adoptée par le gouvernement canadien, vise à présenter un nouvel emballage : par un coup de baguette magique, les accords commerciaux deviennent « progressistes » dans le discours, bien que rien ne soit changé en réalité.

L’ALENA sous haute tension

Les actuelles négociations de l’ALENA illustrent tout le malaise relié au libre-échange. Pendant la dernière campagne électorale aux États-Unis, Donald Trump a bien perçu à quel point cet accord a contribué à faire baisser le niveau de vie de la classe moyenne dans son pays. Après avoir affirmé que l’ALENA était « le pire accord jamais conclu » et avoir ainsi fait le plein de votes, il se devait d’agir en conséquence. Or, mettre fin à l’ALENA irait à l’encontre des intérêts de sa propre classe.

La solution a alors consisté pour lui à amorcer les négociations les plus surréalistes jamais vues. Les États-Unis ont placé le Canada et le Mexique dans une situation intenable : l’intérêt des États-Unis doit toujours l’emporter, si bien que les deux autres partenaires sont condamnés à consentir d’importants sacrifices. Et cela, sous la menace constante que Trump mette fin à l’accord quand bon lui semble. Mais déchirer l’ALENA pourrait nuire à la profonde intégration économique entre le Canada et les États-Unis, dont profite amplement la grande entreprise si proche du gouvernement étatsunien, et à laquelle il faut tout donner.

Le résultat : des négociations théâtrales, tenues sous une épée de Damoclès, mais qui en vérité s’enlisent peut-être parce que l’inaction et l’absence de résultat sont le meilleur moyen pour Trump et ses partisans d’assumer leurs contradictions. L’aspect le plus positif de cette affaire est que jamais les négociations d’un accord commercial n’ont reçu une telle couverture médiatique, ce qui réduit la marge de manœuvre des technocrates négociateurs.

La situation du gouvernement canadien est tout aussi inconfortable. En tant que grand prosélyte du libre-échange, il lui faut absolument parvenir à une entente. Celle-ci doit être « progressiste », pour correspondre à l’image que les libéraux cherchent à se donner. Mais les exigences des États-Unis dans les négociations, si elles étaient respectées, entraîneraient le Canada dans une importante régression. Au programme : affaiblissement des réglementations sanitaires et phytosanitaires, élimination de la gestion de l’offre en agriculture, réduction du pouvoir de taxer les produits et services en ligne, élimination du mécanisme de règlement des différends d’État à État.

Dénaturer le mot « progressiste »

Le Canada ne se comporte pas comme une brebis dans ces négociations, loin de là. Il se fait par exemple le défenseur du chapitre 11 qui permet à des entreprises de poursuivre les États. Il a été le pays le plus poursuivi, il a perdu de nombreuses causes et a dû verser des millions de dollars en dédommagement à des entreprises. Mais il continue, en pur masochiste, à se faire le défenseur de ce mécanisme, et cela même si des écologistes, syndicalistes et citoyen·ne·s de diverses allégeances demandent son élimination depuis des années.

La servilité du gouvernement Trudeau devant les GAFA de ce monde (Google, Amazon, Facebook, Apple) a été révélée par l’entente conclue avec Netflix, permettant à cette entreprise de ne pas faire payer la taxe de vente à ses clients. Plutôt que de corriger le tir, notre gouvernement persiste et signe. Il se fait le défenseur de la réduction des obstacles à la diffusion numérique transfrontalière. L’affaire Netflix a pourtant fait comprendre à quel point il est important de soumettre le commerce électronique à une bonne réglementation et à une juste taxation. Le Canada défend le contraire. Et cela non seulement dans les négociations de l’ALENA, mais aussi à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : il fait partie d’un groupe de 70 pays qui s’est formé pour « encadrer » – en vérité libéraliser – le commerce électronique.

Le gouvernement Trudeau tente ainsi de camoufler son libéralisme à tous crins en se prétendant « progressiste ». Depuis les négociations de l’Accord économique entre le Canada et l’Union européenne (AECG), il se sert de ce mot, honteusement dénaturé, à toutes les occasions. Sans qu’une ligne du traité négocié par les conservateurs de Stephen Harper n’ait été changée, et sans la moindre mesure progressiste à l’horizon, l’accord est défendu par une rhétorique vantant des vertus qui en sont totalement absentes. En ce qui concerne l’ALENA, compte tenu de l’attitude des Étatsuniens, on ne voit pas comment et par que miracle cet accord pourrait devenir progressiste.

L’une des manœuvres les plus surprenantes du gouvernement Trudeau est d’avoir renégocié en secret l’Accord de Partenariat transpacifique, sans les États-Unis, mais avec les dix autres partenaires qui avaient signé le traité originel. Cet accord, très avantageux pour les multinationales comme toujours, est désormais coiffé d’un nouveau nom : on a ajouté les termes « global » et… « progressiste » ! Tout cela avec de micro changements qui ne justifient en rien cette nouvelle appellation. Bien que le Canada prétende vouloir protéger l’environnement, défendre les droits des travailleurs·euses, l’égalité hommes-femmes et les Autochtones, la route s’annonce décidément très longue avant qu’on en arrive à des mesures efficaces et contraignantes qui s’inscriraient dans un accord commercial.

Résistances

Le libre-échange tel qu’il est négocié actuellement repose sur une profonde illusion : il créerait de la richesse. Mais il existe peu de liens entre l’enrichissement de chacun et la libre circulation des biens et des marchandises. C’est l’inverse qui est vrai : il faut d’abord que les gens vivent mieux pour qu’ils puissent acheter et profiter d’un commerce ouvert. Comme le dit l’économiste Jacques Sapir : « Le commerce ne crée donc pas de valeur par lui-même, vieille erreur des mercantilistes qui ressurgit sous la forme d’une croyance en une croissance uniquement tirée par le commerce. C’est au contraire la croissance dans les principaux pays qui tire le commerce [1]. »

Tout ne va pas bien dans l’ensemble pour la négociation des accords de libre-échange. Un échec des renégociations de l’ALENA est parfaitement envisageable. L’AECG, ratifié par le Canada, rencontre toujours de fortes résistances en Europe, notamment en Italie. Le Canada a renoncé à un accord avec la Chine, en théorie parce que ce pays n’acceptait pas les mesures « progressistes » proposées par le Canada. Mais en pratique, c’est la vision d’un État fort et contrôlant de la Chine qui ne correspondait probablement pas à la vision ultralibérale du Canada.

Il demeure donc important de résister encore et toujours aux accords de libre-échange, d’autant plus que plusieurs ont du plomb dans l’aile. Sans se tourner vers un protectionnisme à la Trump, stérile et dangereux, il faut continuer à revendiquer des échanges internationaux permettant une réglementation des entreprises et une plus grande justice sociale. Et cela même s’il demeure toujours très difficile de faire rentrer ces vérités élémentaires dans l’oreille des sourds qui nous gouvernent.


[1Jacques Sapir, La démondialisation, Paris, Seuil, 2011 p. 15.

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