Dossier : L’université entre (...)

Modèle de gouvernance en réseaux

Nouveau fétichisme

Amélie Descheneau-Guay

Le terme de gouvernance jouit présentement d’une grande popularité, particulièrement dans les sciences de la gestion qui produisent et diffusent un ensemble de prescriptions sur la manière de gérer les institutions publiques [1]. Si le lien entre gouvernance et Nouvelle gestion publique (NGP) se cristallise dès les années 1970, la « nécessaire flexibilisation » invoquée par ses promoteurs est, depuis deux décennies, le maître-mot dans les instances gestionnaires des universités. L’idée d’une rénovation des modes traditionnels de gestion bénéficie d’un écho privilégié dans les dernières corporations au contrôle interne, principalement parce qu’elle a fait son chemin de manière concomitante à la diffusion des thèses néolibérales et antibureaucratiques, à la crise des finances publiques, à la montée de la croyance dans les vertus du secteur privé et à l’avènement d’une « économie du savoir » qui nécessiterait des formes organisationnelles en réseaux, plus flexibles, plus souples et plus adaptables.

Ce n’est toutefois pas la première fois qu’une approche en gestion travestit le sens de concepts utilisés par les mouvements progressistes. Ce qui semble toutefois particulier au cas des universités, c’est la manière dont sont récupérées les critiques qui lui sont adressées (lourdeur bureaucratique, rigidité structurelle), en instrumentalisant à cette fin le mode historique de gestion collégiale fondé sur le jugement des pairs. La perspective gestionnaire étaye en effet un modèle de gouvernance des universités qui permettrait non seulement une plus grande efficacité, une plus grande performance de l’organisation dans une « économie du savoir compétitive », mais qui placerait sur le même pied d’égalité et en réseau les « parties prenantes » (professeurs, étudiants, secteur privé) lors de la négociation d’enjeux fondamentaux pour l’institution.

L’imaginaire du réseau

S’inscrivant dans le nouvel esprit du capitalisme [2], cette vision gestionnaire de la gouvernance s’accompagne d’un discours de légitimation fondé sur la métaphore du réseau flexible, qui donne à ses acteurs l’impression d’une participation égalitaire aux processus de négociation. Ce discours et ces pratiques prennent la forme d’un soft managerialism, qui cherche à donner une âme à la restructuration néolibérale de l’université, à la rendre plus acceptable et plus humaine et à l’arrimer à une image progressiste.

Ce discours propose ainsi de nouvelles normes et de nouvelles valeurs pour rendre les pratiques organisationnelles plus attrayantes, plus séduisantes et plus humaines que l’ancien système considéré comme trop bureaucratique. À cette fin, tout un vocabulaire issu des sciences de la communication est mobilisé ; il est fréquent de retrouver chez les promoteurs de la gouvernance en réseaux les termes de participation, de dialogue, d’implication. Si l’on condense l’ensemble de l’argumentaire des instances gestionnaires des universités, leur définition de la gouvernance se résume en ces termes : il s’agit d’un processus de prises de décision impliquant plusieurs parties prenantes en réseau, dialoguant sur un même pied d’égalité dans un régime de communication ouverte en vue d’équilibrer et de fédérer des intérêts concurrents dans une économie du savoir compétitive.

Quid du pouvoir ?

Ce discours et ces pratiques de gouvernance possèdent l’ « avantage » pour leurs promoteurs d’escamoter complètement les relations de pouvoir inscrites au centre de tout processus de gestion. L’imaginaire du réseau procure en effet l’impression que tous jouissent d’une égale considération dans la définition des orientations de l’institution, qu’ils sont par suite à l’abri des rapports de force conflictuels qui caractérisent ces lieux de décision.

Cette représentation idéalisée néglige une large part des conditions concrètes actuelles de la puissance gestionnaire au sein des universités. Le discours valorisant l’implication des parties prenantes masque en réalité un renforcement de l’importance des gestionnaires dans la prise de décision ; autrement dit, au discours de décentralisation correspond paradoxalement une centralisation des processus décisionnels au profit du pouvoir des administrateurs. Il ne s’agit pas de l’unique contradiction de la gouvernance en réseau : on prétend décentraliser, voire démocratiser, mais on centralise et on augmente les contrôles administratifs, on dit vouloir la participation de toutes les parties prenantes mais on survalorise les performances individuelles de certains acteurs au détriment des autres… : sur tous les plans la réalité contrevient au discours.

Juguler les résistances

En désignant comme parties prenantes ou « membres indépendants » les acteurs provenant du milieu socioéconomique, il est possible d’inclure dans la définition des orientations de l’université à peu près n’importe qui (et de préférence du « milieu des affaires ») tout en marginalisant les principaux intéressés, soit les professeurs et les étudiants assimilés à une partie prenante comme les autres dans la discussion des enjeux fondamentaux de l’université. On escamote du coup le fait que les universités sont des « collèges » et que la base de la collégialité, c’est la ligue, au sens le plus révolutionnaire qu’on puisse donner au mot : une ligue historique entre professeurs et étudiants.

En concevant les processus décisionnels comme un réseau de négociation entre parties prenantes, on assimile ceux qui résistent à la restructuration managériale de l’université à des éléments perturbateurs du processus de négociation. Dans cette optique, les professeurs et les étudiants empêchent la création d’un consensus sur la performance de l’organisation dans une économie du savoir compétitive. Pour atteindre ce consensus, les « éléments perturbateurs » doivent donc être exclus du processus de négociation. Cette tendance à exclure des négociations les groupes les plus gênants relève d’une conception qui esquive le conflit, conformément à la méfiance gestionnaire envers les groupes syndicaux qui tentent de politiser les débats.

La gouvernance en réseaux répond donc à deux exigences contradictoires : renforcer la pluralité des points de vue pour améliorer la gestion (en incluant de préférence les « gens d’affaires ») et débarrasser le pluralisme ainsi entendu de ses éléments soi-disant nuisibles à l’efficacité de l’organisation, c’est-à-dire les professeurs et les étudiants. Réduisant au statut de « parties prenantes » les professeurs et les étudiants, cette conception partenariale des rapports de force permet de les définir comme des groupes d’ayants droit, des groupes d’intérêts. La dimension proprement historique de l’université de même que sa nature institutionnelle et politique se voient assimilées à un réseau spontané de parties prenantes, à une agrégation de comportements privatisés.

Alors que la gouvernance en réseaux est censée renforcer le pouvoir de décision de chacune des parties, elle disqualifie la discussion politique des enjeux de l’université, qui sont présentés comme strictement administratifs. Pourtant, la question de la gouvernance n’est pas simplement une question organisationnelle, mais bien une question de pouvoir liée à la finalité de l’institution.

Les finalités de l’institution

Les promoteurs de la gouvernance en réseaux ne définissent pas les orientations et les finalités de l’université pour la simple raison qu’ils entrevoient la discussion des enjeux fondamentaux comme une négociation permanente entre parties prenantes. Si l’université est depuis longtemps en contact avec l’industrie, elle a historiquement été assujettie à des finalités académiques, liées essentiellement à la pérennité du rapport professeur-étudiant. En insistant sur des technicalités de gouvernance plutôt que sur le contenu et la finalité des décisions elles-mêmes, la vision dominante de la gouvernance déclasse cette finalité académique au profit d’objectifs organisationnels et financiers. Or, l’objectif de performance de l’institution ne constitue pas un horizon de sens, mais bien une visée d’adaptation à une économie du savoir et à un modèle de développement unique. La gouvernance en réseaux consiste essentiellement à gérer des intérêts ; elle ne se préoccupe que d’objectifs organisationnels qui remplacent les fins, fins qui d’ailleurs n’en sont plus, car elles peuvent changer allègrement au gré des interactions entre acteurs du processus décisionnel.

Les finalités ne peuvent être formulées et proposées préalablement dans cette perspective gestionnaire parce que ce modèle se préoccupe essentiellement des résultats, conformément à son ambition d’importer des pratiques issues du secteur privé en vue d’améliorer la performance. L’optimisation de rendement de l’organisation n’est pas une finalité pleinement significative ; il s’agit d’une préoccupation d’ordre organisationnel et marchand. C’est précisément à ce niveau de la détermination de la mission universitaire qu’il convient de consacrer d’abord les efforts et non à celui de la configuration des modes de gouvernance, qui sont des moyens et non des fins. Ne pas poser la finalité académique comme ultime permet à tout « membre indépendant », à toute volonté externe de pallier à l’absence de fins par une kyrielle d’objectifs organisationnels et lui donne ensuite les mains libres pour contrôler les orientations internes de l’institution. En clair, pour défendre l’idée que l’université peut être dirigée de l’intérieur et que l’administration ne possède qu’un caractère instrumental, il faut contrer les objectifs purement organisationnels par la détermination de finalités de l’ordre du sens et poser la ligue historique entre professeurs et étudiants comme un enjeu non-négociable.


[1Le « Rapport Toulouse » sur la gouvernance des institutions universitaires est un exemple fort éloquent : TOULOUSE, J.M. 2007. Rapport de recherche sur la gouvernance des institutions universitaires. Rapport pour l’Institut sur la gouvernance des organisations privées et publiques (IGOPP-HEC), Groupe de travail sur la gouvernance des universités.

[2Dans l’ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, Boltanski et Chapiello (1999) nomment ainsi l’idéologie managériale qui se fonde sur le nouvel éthos du Réseau dans les organisations.

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