Le rôle du CRTC
Protagoniste ou figurant ?
Il y a lieu de questionner le rôle du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) dans l’évolution du système canadien de radiodiffusion, et plus particulièrement en regard de la question de la concentration des médias et de leur propriété croisée, et de s’interroger sur l’attitude que les progressistes québécois devraient adopter à l’égard de cet organisme.
« Ce qui est le plus important dans la radiodiffusion, c’est le contenu des émissions ; tout le reste est secondaire. Produire des émissions variées et bien équilibrées, tant par les postes publics que privés de radio et de télévision, voilà le premier devoir de tous les radiodiffuseurs à qui l’on a confié l’utilisation de biens publics limités se présentant ici sous la forme de fréquences de radio et de canaux de télévision. » [1] C’est ainsi que débutait, en 1965, le rapport du comité fédéral chargé d’étudier le système canadien de radiodiffusion. Pour le commissaire Fowler et ses collègues, le bilan était accablant : piètre qualité des émissions, frilosité face à la diversité des sources et des contenus, américanisation de la culture canadienne, etc.
On connaît la suite : de rapports gouvernementaux en commissions royales d’enquête, depuis 50 ans, les constats ont toujours été les mêmes, les recommandations se ressemblent comme des clones et l’inaction gouvernementale qui suit le dépôt des rapports constitue une règle sacrée.
Des oligopoles voraces
Dans ce contexte, comprendre le rôle du CRTC constitue une question des plus pertinentes, compte tenu du rôle idéologique fondamental que jouent les médias dans l’espace démocratique et dans les évolutions culturelles des sociétés modernes [2]. Et quand les oligopoles dominant ce secteur arrivent, en développant les synergies que les nouvelles technologies de l’information rendent possibles, à contrôler la production et la diffusion du livre [3], les conditions sont en place pour peser lourdement sur ces évolutions. La financiarisation actuelle du capital implique, de toute façon, que soient forgés les instruments idéologiques qui vont l’accompagner et la rendre possible.
L’industrie médiatique constitue également l’un des secteurs économiques où les bases de l’accumulation du capital sont très importantes. Quelques chiffres permettent d’en saisir la réalité. En 2007, l’industrie de la radio privée a eu des revenus de 1,5 milliard $, et obtenu un taux de profit moyen (mesure, certes, bien imparfaite de la création de la richesse) de 20 %. Ses 619 stations occupaient plus de 10 000 salariées au pays. La câblodistribution, quant à elle, obtenait des revenus de 7 milliards $, des taux de profits de 21 % et employait près de 18 000 personnes. La télévision satellitaire franchissait déjà le seuil de rentabilité et occupait près de 3 000 personnes. Quant à la télévision spécialisée payante, elle se contentait de revenus de 2,7 milliards $, d’un taux de profit de 23,75 %, et près de 5 500 personnes étaient à son emploi. Finalement, la télévision conventionnelle voyait ses revenus dépasser les 2,2 milliards $, mais avec un taux de profit de 5 %, alors que près de 7 900 personnes y œuvraient.
De ce fait, il ne faut guère s’étonner que l’actualité récente ait été riche en rebondissements sur la scène médiatique. Les déboires du réseau TQS et les tentatives réussies de Remstar de modifier les conditions de la licence, les coups d’estocade de Pierre-Karl Péladeau en regard des sommes consacrées à la production télévisuelle canadienne, les débats sur le partage de l’assiette au beurre entre les entreprises de câblodistribution, les canaux spécialisés et les télévisions généralistes et les nouvelles règles sur la concentration des médias électroniques dessinent un portrait saisissant des contradictions que rencontrent présentement les oligopoles de la communication.
Le CTRC, au service des oligopoles
Ces événements permettent également de mieux comprendre le rôle que joue le CRTC dans ces évolutions. En effet, depuis janvier dernier, l’organisme de régulation a été très actif pour favoriser les intérêts des oligopoles.
Ainsi, en janvier, le CRTC annonçait sa nouvelle politique en regard de la propriété des médias. Il serait dorénavant impossible à un même oligopole de contrôler, dans un même marché, plus de deux types de média (radio, télévision généraliste, journal local). Le CRTC promet aussi de bloquer toute transaction ayant pour conséquence de permettre à un oligopole de contrôler plus de 45 % de l’auditoire ! Cette règle, qui rappelle la règle existante en France, n’exige pas que les oligopoles qui ne respectent pas ces normes régularisent leur situation. Les droits acquis de la propriété demeurent intacts. La même situation prévalait en France quand le Conseil constitutionnel, en 1984, a empêché le démantèlement de l’empire Hersant. De ce fait, Pierre-Karl Péladeau et Paul Desmarais continueront à se partager les plus grosses parts du gâteau au Québec, et la famille Irving maintiendra son quasi monopole dans les Maritimes [4].
Les médias devront aussi se conformer au Code d’indépendance journalistique élaboré par le Conseil canadien de normes de la télévision, un organisme où les grands patrons de l’industrie dominent et qui est connu pour sa complaisance à l’égard de… ses membres.
En mars, le CRTC avalisait le passage de BCE inc., un joueur aussi très important du secteur médiatique et des télécommunications, à Teacher’s, le fonds de retraite des enseignantEs ontarienNEs, et à ses partenaires américains.
En mai, il lançait son avis d’audience publique dans le but d’élaborer une politique de contrôle des nouveaux médias, une politique qui verra le jour en 2009 et qui fait suite aux plaintes de certains oligopoles, pressés de contrôler aussi ce secteur.
En juin, le CRTC satisfaisait aux demandes des oligopoles critiquant sévèrement les règles du Fonds canadien de la télévision. Ainsi, dorénavant, la télévision publique et la télévision privée disposent chacune d’un fonds distinct, et les succès remportés auprès de l’auditoire deviennent un critère important de financement pour les médias privés, ce qui risque de réduire à nouveau la diversité et la qualité des émissions présentées. Il s’agit également d’un nouveau recul pour la télévision publique qui voit ses parts de financement s’amoindrir encore.
Est ensuite venue la décision en regard de TQS où, malgré des pressions populaires et politiques, le CRTC a refusé l’entrée de nouveaux acheteurs dans le jeu et a rendu la décision que l’on connaît où l’information est réduite comme une peau de chagrin.
Quelle conclusion tirer sur le rôle du CRTC ?
D’entrée de jeu, un premier constat s’impose : le CRTC a été incapable d’assurer la qualité des contenus radiophoniques ou télévisuels. Les gadgets juridiques qu’il avait mis au point (les « avantages tangibles », « l’étanchéité des salles de nouvelles », etc.) ont piteusement échoués. Pire, il s’est soucié comme d’une guigne de la diversité des contenus et de la pluralité des sources [5].
De tous les pays capitalistes avancés, le Canada se distingue d’ailleurs par son très haut niveau de concentration des médias. En fait, le niveau de concentration des médias au Canada est l’un des plus élevés des pays du G-8. Il a dépassé depuis longtemps un seuil critique. Malgré les amendements apportés en 2006 et 2008, les règles américaines, où domine pourtant le marché, sont plus restrictives que celles en vigueur au Canada [6]. Voilà notre deuxième constat.
Un troisième constat peut encore être fait. Dans ses rapports à l’économie, le CRTC, comme tribunal administratif, a fait l’objet d’une captation par les oligopoles du secteur des communications qui en ont fait un instrument d’arbitrage de leurs conflits et un complice docile de leurs combines.
La décision d’utiliser la censure et d’ordonner la fermeture de CHOI-FM n’aurait jamais été possible, s’il se fut agi d’un oligopole. Prix de consolation pour Patrice Demers, le CRTC lui a permis de reprendre ses billes et de réaliser un juteux profit. Mais le CRTC a surtout réalisé ainsi ses objectifs fondamentaux : obtenir des tribunaux supérieurs de nouveaux pouvoirs de contrôle des contenus, tout en éliminant un petit indépendant frondeur. Cette fin de course en dit très long sur les intérêts réels que défend le CRTC. Dommage pour une certaine gauche québécoise qui n’y a vu que du feu, avalisant la pratique de la censure, ânonnant avec les penseurs libéraux et n’ayant surtout pas su développer les moyens utiles de lutter contre le populisme de droite et l’antiféminisme, courants politiques bien présents dans la région de Québec depuis les années 1960.
Quant aux rapports avec le politique, le CRTC est clairement devenu un objet docile qui reflète, en creux et dans le symbolisme des règles juridiques, les orientations des groupes qui dominent, à tour de rôle, le Parlement canadien. La canadianisation des ondes et, conséquemment, la préservation du marché canadien des communications constituent les seuls réels objectifs poursuivis par le CRTC. L’observateur n’a qu’à suivre les multiples avatars des politiques du CRTC en fonction de ses directions successives pour s’en rendre compte.
Ces constats nous amènent à une conclusion. Le CRTC constitue un miroir aux alouettes pour la population. Son inutilité est patente et son efficacité pour défendre les droits des citoyens, nulle. Mais tel n’est pas son rôle véritable. C’est plutôt d’être un instrument de normalisation des oligopoles qui sont en lutte dans l’univers des communications et leur outil dans leur combat pour l’hégémonie au sein de la société canadienne.
[1] Rapport du comité sur la radiodiffusion, 1965, p. 3.
[2] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raison d’agir éditions, 1996, 95 p. ; Noam Chomsky et Edward S. Herman, La fabrique de l’opinion publique, Paris, Le serpent à plume, 2003, 330 p. ; Richard E. Langelier, « L’influence des médias électroniques sur la formation de l’opinion publique : du mythe à la réalité », Lex electronica, vol. 11, nº 1, printemps 2006, disponible en ligne. Voir aussi le dossier consacré aux médias dans la revue À bâbord ! nº 18, février-mars 2007, p. 16-31.
[3] Jean-François Nadeau, « Empire sur l’édition », À bâbord ! nº 12, décembre 2005-janvier 2006, p. 24-25.
[4] Marie-Claude Lyonnais, « Hyper-convergence », Le Trente, juin 2008, p. 23-25.
[5] Richard E. Langelier, « La diversité et le pluralisme » dans Florian Sauvageau (dir.), La propriété croisée des médias au Canada, Centre d’étude sur les médias, février 2001, p. 30-50.
[6] Richard E. Langelier et Daniel Giroux, « L’expérience étrangère » dans Florian Sauvageau (dir.), La propriété croisée des médias au Canada, Centre d’étude sur les médias, février 2001, p. 51-74 ; Federal Communication Commission (USA), « Report and order and third further notice of proposed rule making », 5 mars 2008.