La pensée de Freitag

No 26 - oct./nov 2008

Débat politique

La pensée de Freitag

La menace de l’hypercapitalisme globalisé

Jacques Pelletier

Reconnu comme l’un des plus importants sociologues de la période contemporaine, tant à l’étranger qu’au Québec, Michel Freitag est généralement perçu d’abord comme un théoricien, concepteur d’une interprétation globale de la société, formulée principalement dans Dialectique et société [1]. Ces ouvrages et les séminaires sur la postmodernité qu’il a animés à l’UQAM durant plus d’une décennie ont fait de lui le maître à penser d’une école informelle qui a prolongé et prolonge encore sa réflexion à travers de nombreuses recherches empiriques auxquelles elle a servi d’inspiration et de référence centrale.

Sans renoncer à l’élaboration d’une théorie systématique de la société, Freitag s’est engagé lui-même, depuis quelques années, dans des recherches concrètes liées directement à la pratique sociale. Ses analyses ont notamment porté sur le système d’éducation, et plus particulièrement sur l’université [2], et sur la globalisation capitaliste, mouvement de fond qui connaît une accélération foudroyante depuis le fameux projet d’Accord multilatéral sur les investissements (l’AMI) qu’il avait critiqué sévèrement dans un précédent ouvrage [3].

L’impasse de la globalisation [4], publié récemment et réalisé à partir d’entrevues complétées et approfondies avec Patrick Ernst, s’offre pour une part comme une réflexion fondamentale, historique, sociologique et philosophique sur le capitalisme et, pour une autre part, comme une intervention critique dans la conjoncture actuelle dominée par l’hypercapitalisme globalisé et la menace qu’il représente pour l’humanité.

Cette prise de position est ainsi précédée par une évocation de la longue genèse du capitalisme qui, rappelle Freitag, apparaît d’abord timidement sous la forme d’une économie marchande limitée à certains produits et soumise à une logique d’ensemble qui n’est pas elle-même capitaliste dans les sociétés traditionnelles, largement autarciques et dominées par une économie essentiellement centrée sur l’autosubsistance et le troc. Ce capitalisme s’élargit plus tard dans le cadre de la société féodale et il recouvre un spectre plus important d’activités et de produits. Il se généralise donc d’une certaine manière dans le contexte de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler le « capitalisme mercantile », mais il demeure encore intégré à un système social régi par des forces sociales – l’aristocratie et l’Église – animées par d’autres valeurs que l’argent et le profit. Il triomphe enfin, dans sa forme classique, lorsque tous les biens et produits se métamorphosent en marchandises, y compris la force de travail, lorsque le profit s’impose comme la valeur centrale du monde moderne, veau d’or nouveau, objet d’un culte fétichiste, devenu, pour reprendre la célèbre expression de Balzac, l’ultima ratio mundi.

L’économie comme champ d’activité spécifique, limité et intégré jusque-là dans la vie sociale globale, s’émancipe et se transforme en un univers autonome qui non seulement connaît un extraordinaire déploiement avec l’industrialisation, mais se retrouve au cœur même de l’organisation de la société, la recherche du profit apparaissant désormais comme le principe supérieur et la loi. Le profit, écrit Freitag, « devient ainsi le critère fondamental, voire exclusif, de l’activité économique et l’essor de cette activité est la finalité unique et ultime de la vie sociale, tout le reste étant de nature purement privée, cela aussi bien dans la pratique que dans la théorie ».

Ce mouvement, parti de l’Europe, connaît ensuite une métamorphose significative en Amérique avec la taylorisation des procédures et techniques du travail productif, la « révolution managériale » et l’apparition, au cours des dernières décennies, d’une « overclass » de grands privilégiés qui dominent aujourd’hui l’économie mondiale globalisée. Cette dernière constitue désormais « une formidable machine, note avec consternation Freitag, lancée à toute vapeur, mais qui n’a plus ni rails, ni chauffeur, ni boussole pour lui donner une direction » et qui produit un mode de développement aussi aveugle qu’accéléré, entraînant le monde dans l’abîme au terme de sa course folle.

Ce constat, sous sa plume, prend par moments une allure catastrophiste que reconnaît d’emblée le sociologue. Mais il soutient que cette représentation aux accents apocalyptiques peut être également considérée comme une mise en garde parfaitement réaliste, signalant avec force le mouvement d’ensemble auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. L’impasse dont nous sommes les prisonniers nous contraint à un choix entre la vie et la mort aussi bien de la civilisation que de la nature elle-même. Les mégacatastrophes – dont Tchernobyl est une illustration – sont non seulement possibles, note-t-il, mais « de plus en plus probables à mesure qu’on laisse aller les choses comme elles vont, en suivant les mêmes logiques, et qu’on continue à vouloir adapter la réalité socioéconomique et socioculturelle aux contraintes posées par le type de "développement" et de "croissance" que nous impose le capitalisme ».

Profondément mortifère, entraînant fatalement des désastres écologiques qui menacent la survie même de l’espèce, multipliant les injustices et les inégalités sociales, le développement, lui-même inspiré par l’idéologie du progrès, fait l’objet d’une condamnation sans appel qui vise d’ailleurs aussi bien le « développement durable » que sa variante proprement capitaliste. En cela, la pensée de Freitag s’apparente à celle des théoriciens de la décroissance ou à tout le moins de la « croissance zéro ». Du point de vue à la fois politique et ontologique qu’il privilégie, fondé sur « l’amour du monde » tel qu’il a été depuis le début de l’humanité et tel qu’il demeure malgré tout aujourd’hui, il faudrait donc « maintenir la structure qualitative de la vie sur Terre telle qu’elle est (ou du moins ce qui en reste encore) tout en améliorant la forme qualitative de l’expérience humaine qu’elle accueille : vivre et laisser vivre ».

C’est là la principale conclusion de son ouvrage, la plus discutable aussi, celle qui suscitera la plus grande résistance, car elle implique la remise en question non seulement d’un mode de production, mais plus fondamentalement encore d’une manière de vivre qui est celle de notre époque. Freitag estime cependant qu’elle représente la seule solution possible pour assurer le maintien de la vie dans toute sa complexité et sa diversité sur l’ensemble de la Terre et pour éviter une fracture sociale encore plus radicale et dramatique que celle que nous connaissons déjà entre les possédants (de plus en plus minoritaires sur le plan démographique) et les possédés (largement majoritaires), groupes entre lesquels l’écart risque de devenir bientôt parfaitement irréductible.

Cette solution suppose elle-même que soient rejetés les fondements de la globalisation capitaliste et qu’ils soient remplacés par d’autres pouvant inspirer une économie mondiale planifiée en fonction des besoins essentiels des populations et non des désirs artificiels créés de toutes pièces par le système actuel pour les seules fins de sa reproduction. Elle implique également le renforcement des économies locales et des sociétés correspondantes dans le cadre toutefois d’un nouvel ordre mondial fondé sur le partage « d’idéaux supérieurs communs », visant une « convivialité harmonieuse ». Freitag oppose cette mondialisation repensée sur d’autres bases au capitalisme globalisé qui conduit l’humanité à une impasse. Il juge qu’il s’agit là de la tâche politique de l’heure dans la mesure où c’est au politique que « sont rattachés le pouvoir et la capacité de contrainte, qui seuls peuvent répondre au caractère global et urgent de l’ensemble des problèmes » auxquels nous sommes confrontés dans la période actuelle.

On le voit : si la perspective d’ensemble de l’ouvrage relève d’un point de vue philosophique, éthique et normatif, sa conclusion réfère bien au politique entendu comme souci du bien commun et du vivre ensemble. Elle s’inscrit comme la conséquence logique d’une réflexion approfondie sur le plan historique, mais également sur le plan culturel et sociétal. Cette démarche exigeante propose aux lecteurs un cadre interprétatif global pour comprendre les enjeux immédiats et urgents du temps présent et effectuer des choix conséquents pour la survie de l’humanité comme de la planète. En cela, et en dépit des réserves et des objections qu’on peut entretenir sur certains points, il s’agit d’une contribution aussi stimulante que salutaire.


[1Michel Freitag, Dialectique et société, tomes 1 et 2, Montréal / Lausanne, Éditions Albert Saint-Martin / L’Âge d’Homme, 1986.

[2Michel Freitag, Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie politique, Québec / Paris, Nuit blanche éditeur / Éditions La découverte, 1995.

[3Michel Freitag et Éric Pineault (sous la dir. de), Le monde enchaîné, Québec, Éditions Nota Bene, 1999.

[4Michel Freitag, L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme, propos recueillis par Patrick Ernst, Montréal, Éditions Écosociété, 2008.

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