Petite intifada d’un soir

No 26 - oct./nov 2008

Mémoire des luttes

Petite intifada d’un soir

La conscription de 1917-1918

Jean-François Delisle

Ce titre fait référence à une crise politique majeure, celle de la conscription de 1917-1918, qui a vu la population du Québec s’opposer massivement à la loi du service militaire obligatoire outre-mer (votée en juillet 1917 par le gouvernement conservateur de Robert Borden). Cette lutte a culminé dans ce qu’on a appelé « les émeutes de Québec ». Ces émeutes ont duré quatre soirs (du 28 mars au 1er avril) et se sont terminées dans le sang. Convoquée pour mater les émeutiers, l’armée a ouvert le feu sur ceux-ci. Comment en est-on arrivé là ?

Tout débute, le soir du 28 mars à la Place d’Youville par une manifestation spontanée qui vise le bureau du registraire (un des fonctionnaires chargés d’appliquer la loi de conscription dans chaque région). Elle est suivie trois soirs durants par des manifestations, dont une devant le Manège militaire, sur la Grande-Allée, dans un quartier huppé de la haute ville. Alarmé par la nouvelle, le cabinet Borden envoie par trains entiers dans la vieille capitale des troupes en provenance de l’Ontario et du Manitoba. En dépit des avertissements officiels de faire cesser toute manifestation publique, les gens sortent dans la rue pour écouter le tribun Armand Lavergne. L’armée intervient, les choses dégénèrent, la troupe ouvre le feu, tue quatre civils, blesse plusieurs dizaines d’autres (le nombre exact des blessés ne sera jamais connu, certains d’entre eux ayant recours aux cabinets de médecin plutôt que de se rendre à l’hôpital se faire soigner) et arrête 63 personnes.

Le choc des nationalismes

La suite d’événements et de malentendus ayant mené à la crise de la conscription provient avant tout de deux conceptions différentes du Canada et surtout de la place de celui-ci sur l’échiquier mondial : celle de la majorité canadienne et celle de la minorité francophone, dont le Québec était (et est toujours) le pivot. En tant que « Dominion », le Canada faisait partie de l’Empire britannique qui semblait à l’époque à son apogée. Depuis 1867, il avait gagné une grande autonomie au sein de cet ensemble politique, mais quand Londres déclarait la guerre, Ottawa se trouvait automatiquement en guerre aussi, du moins au plan juridique. Mais la nature précise et l’étendue de la participation du Canada au conflit (sur la question notamment des effectifs militaires à fournir) demeurait du ressort d’Ottawa. C’était avant tout une question intérieure.

Dans ce contexte, le nationalisme du Canada anglais était forcément coloré par la fierté d’appartenir à l’Empire et l’opinion dominante (en particulier celle de la classe politique) valorisait la solidarité impériale. On parlerait aujourd’hui d’un certain « intégrisme » nationaliste anglo-saxon, partagé à des degrés divers par une partie plus ou moins large de l’opinion canadienne-anglaise. Par rapport au Canada français, et notamment aux revendications linguistiques et scolaires des minorités francophones hors Québec (en Ontario et au Manitoba surtout), l’irritation, voire l’hostilité étaient intenses dans les milieux impérialistes ontariens. Rien n’agaçait davantage les ténors de l’impérialisme que la prétention francophone à ce qu’on appelait alors « l’égalité des races » à l’échelle du Canada, ce rêve où francophones et anglophones pourraient s’entendre sur un pied d’égalité au sein d’un État canadien dégagé de la tutelle impériale, vue au contraire comme bienfaisante par ces mêmes leaders d’opinion.

Les francophones étaient aussi nationalistes que leurs compatriotes anglophones et ils se référaient à la même réalité canadienne, mais dans une tout autre optique. Leurs leaders (comme Henri Bourassa et Armand Lavergne) s’étonnaient et se scandalisaient même de l’attitude pro-impériale de leurs pendants canadiens-anglais et du refus de ceux-ci d’acquiescer à leur conception d’un Canada indépendant de la Grande-Bretagne. À l’époque, ils se voyaient comme des « Canadiens-français », c’est-à-dire des membres de la grande famille francophone devant bénéficier de droits égaux d’un océan à l’autre. Au plan international, la majorité des francophones valorisait un certain isolationnisme et se méfiait des aventures militaires extérieures. Comme les Américains, ils se préoccupaient alors avant tout de développement économique interne.

Un dernier élément intervient pour expliquer le fossé qui se creusa entre francophones et anglophones de 1914 à 1918 : la faible présence des premiers au sein du gouvernement conservateur d’Ottawa. En effet, les élections fédérales de 1911 avaient porté au pouvoir l’équipe conservatrice de Robert Borden, en partie grâce au vote nationaliste du Québec et d’autre part à l’appui massif de l’électorat ontarien. En réaction à certaines politiques jugées trop complaisantes du gouvernement libéral de Wilfrid Laurier envers la majorité anglophone et trop molles en matière de droits scolaires des minorités francophones hors Québec, une « Ligue nationaliste canadienne » est fondée en 1904 par un groupe de jeunes disciples d’Henri Bourassa. Elle noue une alliance tacite avec les Conservateurs qui prétendent accepter ses idées. Résultat : les députés nationalistes québécois une fois élus sont vite récupérés ou neutralisés par leurs collègues Conservateurs. Aux élections fédérales de décembre 1917, le Parti libéral balaie la province de Québec. Les anciens nationalistes, devenus Conservateurs, sont battus à plate couture. Donc, à partir de la fin de 1917, le Québec n’a pratiquement plus de représentants au sein du gouvernement central.

Un révélateur des tensions internes

L’entrée en guerre du Canada aux côtés de la Grande-Bretagne en 1914 avive donc des conflits préexistants assez aigus. La question des buts de guerre pose problème : le thème de la « solidarité impériale » paraît plutôt rébarbatif aux francophones, bien que la plupart d’entre eux ne s’opposent pas à un effort mesuré pour aider le camp allié. Leur participation militaire se trouve aussi entravée par la faible présence des francophones dans l’armée. La « force permanente » (ancêtre de l’actuelle armée régulière) ne compte que 3 000 hommes en août 1914 à la déclaration de guerre et très peu de Canadiens-français dans ses rangs : depuis 1867, le gouvernement fédéral a négligé d’y intégrer un nombre significatif de francophones. Non pas qu’il y ait du racisme au sens fort du terme dans l’institution militaire, mais le réseau des officiers supérieurs d’alors fonctionne plutôt en vase clos et selon sa tradition, peu encline à l’intégration des francophones. En somme, le facteur d’identification de ceux-ci avec «  l’armée nationale » est alors faible. Même au Canada anglais avant la guerre, on ne se précipitait pas au portillon pour s’enrôler, Ottawa maintenant ses dépenses militaires à un niveau fort modeste. Il semble que la majorité des Canadiens anglais de vieille souche n’aient guère fait de zèle. Après tout, il n’y a pas qu’au Québec que le recrutement a connu des ratés : en Ontario et en Colombie-Britannique par exemple, bien des jeunes gens fuyaient les tentacules de l’appareil militaire mis sur pied par le gouvernement d’Union nationale de Robert Borden (une alliance parlementaire anglo-saxonne regroupant des Conservateurs et des Libéraux conscriptionnistes de 1917 à 1921) pour appliquer la loi de mobilisation.

La guerre survient donc à un très mauvais moment, celui de tensions graves entre francophones et anglophones (frictions politiques, linguistiques et scolaires). De plus, le Canada dans son ensemble et le Québec français en particulier étaient mal préparés en 1914 pour affronter un conflit militaire intense et de longue durée.

La montée des tensions politiques

Quand on se penche sur la série d’explosions de protestation qui déferlent sur le Québec à partir de mai 1917 (à la suite de l’annonce du projet de loi de conscription), on se rend compte que les émeutes de Québec n’en sont que le couronnement, le point culminant avant que la brutale répression qui les accompagnera ne mette fin à toute manifestation ouverte d’opposition à l’encontre de la politique de mobilisation d’Ottawa. La première phase se déroule de mai au début de septembre 1917 à plusieurs endroits du Québec (à Montréal, à Québec et dans la Mauricie entre autres). On observe d’impressionnants déferlements de foule dénonçant la politique militaire conservatrice. Après la sanction de la loi par le gouverneur général, l’annonce d’élections et l’espoir entretenu dans la population québécoise par la classe politique nationaliste d’écraser le Parti conservateur amène une accalmie au sein de la population.

L’opportunisme des politiciens

Si les politiciens (libéraux surtout) capitalisent sur le mécontentement populaire afin de se faire élire, ils se dissocient soigneusement de l’action directe – l’attitude de certains n’est toutefois pas exempte d’une certaine ambiguïté. Il faut dire que si l’orientation militaire conservatrice heurte profondément la population, le Québec comme société politique ne perd rien. Le (modeste) État du Québec garde ses pouvoirs constitutionnels et sa classe politique, à Ottawa comme à Québec, voit sa liberté d’action préservée. En somme, les politiciens du Québec n’ont aucun intérêt à aviver la colère populaire et à risquer de « casser la baraque » en favorisant des affrontements de rue à grande échelle, susceptibles de mal tourner. Cette situation se démarque très nettement de celle qui prévalait en 1837 où, au contraire, une partie notable de l’élite politique francophone était prête à prendre les armes pour soutenir ses revendications politiques et constitutionnelles. Le sort (décevant mais prévisible) réservé à ce qu’on appellera « la motion Francœur » au début de 1918 à la Chambre d’assemblée québécoise [1] prouve bien que les députés québécois ne désirent nullement jeter de l’huile sur le feu.

L’élection du gouvernement d’Union nationale de Borden en décembre et la mise en application effective de la conscription relancent les tensions. Le temps des Fêtes prolonge l’accalmie, mais quelques troubles éclatent au début de l’hiver comme dans le Bas-du-Fleuve et à Batiscan où la foule tente de délivrer des insoumis détenus par la police fédérale. Mais c’est à Québec que se produiront les désordres les plus célèbres : « les émeutes de la Semaine sainte ».

Québec, noeud des conflits de l’époque

Pourquoi à Québec précisément alors que bien des observateurs s’attendent plutôt à ce que d’éventuels « troubles » se produisent à Montréal, haut lieu de toutes les contradictions politiques, sociales et ethniques québécoises ? Québec est alors une ville de garnison. Le camp de Valcartier y draine un important groupe de militaires. En outre, Québec est, avec Halifax, le principal port d’embarquement des troupes pour l’Europe. Des heurts s’y produisent donc périodiquement entre militaires (souvent anglophones) et civils. La présence de l’armée y est perçue comme provocante par bien des résidants.

Mais on a exagéré l’importance des émeutes. Il s’est agi d’un sursaut de la protestation populaire devant l’accentuation de la recherche des insoumis et des réfractaires au service militaire, pas tellement plus intense que les manifestations de l’été précédent. Mais le gouvernement fédéral est exaspéré par l’attitude de la population alors que les Québécois, cette fois, ne disposent d’aucun représentant crédible au sein du cabinet Borden, massivement anglophone, et qui pourrait contrebalancer l’influence de l’aile droite de ce gouvernement. On ne peut l’affirmer avec certitude, mais il semble que le cabinet Borden ait voulu frapper un grand coup et donner une bonne leçon aux nationalistes québécois. Cela expliquerait l’envoi de troupes à Québec pour écraser les désordres et en finir une fois pour toutes avec les embarrassantes manifestations anticonscriptionnistes. Le message est clair : taisez-vous et rentrez dans le rang, sinon…

L’oubli des uns, les plaies des autres

Les manifestants étaient surtout des ouvriers. Ils ont formé dans les villes le fer de lance du mouvement anticonscriptionniste, auquel il a manqué un prolongement politique global qui aurait pu déboucher, en suprême analyse, sur un mouvement révolutionnaire. Les politiciens francophones ont tous condamné les émeutes, se dissociant des manifestants, ce qui explique peut-être l’espèce de silence gêné suivant la fin de la crise de la conscription (1921) et le fait que, contrairement à l’insurrection des Patriotes de 1837, cet épisode de l’histoire du Québec est à peu près tombé dans l’oubli jusqu’au début des années 1970. Tant du côté francophone qu’anglophone, les politiciens ont préféré pousser le sujet sous le tapis et ne plus en parler. De part et d’autre, on a plutôt choisi d’adopter une certaine forme d’amnésie. Seules les victimes (populaires) directes de la répression ont pu palper les plaies dans l’intimité de leurs souvenirs.

Comparée aux grands bouleversements de l’époque (révolution russe, allemande et même irlandaise, etc.), la crise de la conscription québécoise paraît plutôt bénigne. Elle n’a pas refaçonné la structure politique canadienne et la structure sociale du Québec. Par contre, le nationalisme québécois a connu une certaine réorientation, le très autonomiste Lionel Groulx succédant comme figure de proue du nationalisme canadien-français au cours des années 1920 au très fédéraliste Henri Bourassa, dont la pensée était beaucoup plus centrée sur l’union des Canadiens.


[1Cette motion non contraignante, déposée par le député libéral Napoléon Francœur, proposait au gouvernement de se déclarer en faveur de l’indépendance du Québec si Ottawa et le Canada anglais ne changeaient pas d’attitude face à la province française.

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