Dossier : Nous sommes héritiers de

Italie 1968-1969

Du mai rampant à l’automne chaud

par Claude Rioux

Claude Rioux

Contrastant avec la nature rapide et explosive des mouvements de 1968 en France, l’Italie connaît une agitation qui s’inscrit dans la longue durée. Les événements auront également une tournure plus violente et plus dramatique, car au « mai rampant » succédera bientôt l’« automne chaud » de 1969 avec son cortège de morts violentes dans les affrontements et les attentats, pour mener aux sombres « années de plomb » de la décennie 1970, avec l’émergence du terrorisme.

L’agitation qui mènera au « mai rampant » de 1968 – une expression faisant référence au caractère progressif, voire sinueux de la mobilisation – commence au début 1966 à l’Institut des sciences sociales de Trente, qui envisage la création d’une contre-université pour contrecarrer « l’université de classe ». En 1967, grèves, occupations, organisation d’une semaine pour le Vietnam s’y succèdent. L’agitation s’étend et atteint la Sapienza de Pise, occupée en février 1967, puis l’Université catholique de Milan et la faculté des Lettres de Turin où les étudiants mettent en place des contre-cours et des structures autogérées en novembre de la même année. L’anti-autoritarisme et la critique des contenus de l’enseignement sont les thèmes dominants [1].

Maggio strisciante

La contestation se radicalise au fil des mois et touche en 1968 de nombreuses villes universitaires. À Florence, dès le mois de janvier, le recteur démissionne à la suite des violences policières qui ont marqué les premières manifestations étudiantes. Dans la plupart des grandes villes, les affrontements avec les forces de l’ordre sont aussi vifs que fréquents. À Rome, au mois de mars, à la suite de l’évacuation de l’université et d’incidents avec la police, les étudiants se mobilisent massivement pour réclamer la réforme de l’université et marchent, rue Giulia, vers la faculté d’Archi-tecture, fermée sur décision du recteur. Cette bataille, dite de la Villa Giulia, fera de nombreux blessés et restera dans les mémoires comme l’événement fondateur de la révolte qui gagne toute l’Italie.

La spécificité du « mai rampant », étendu dans le temps comme dans l’espace de la péninsule, est dans la rencontre en ces années-là des mouvements étudiant et ouvrier. Déjà au printemps 1968, il y eut des relations entre les étudiants et les ouvriers de quelques usines, en particulier Lancia à Turin et Saint-Gobain à Pise. Les relations deviennent peu à peu permanentes et produisent des formes organisationnelles démocratiques nouvelles, comme l’assemblée operai-studenti (ouvriers-étudiants) autour de la Fiat de Turin. Les tentatives syndicales pour « chevaucher le tigre du mouvement ouvrier spontané » conduiront, au cours des années suivantes, à la formation des conseils ouvriers dans les usines, une structure de démocratie directe.

Autunno caldo

Cependant les explosions de mécontentement se multiplient, débouchant souvent sur des heurts avec la police. En avril 1969 à Battipaglia, dans le Sud, une manifestation contre la fermeture de l’unique établissement industriel de la ville dégénère en affrontements entre manifestants et policiers, faisant deux morts parmi les premiers. À peu près dans la même période, les grèves contre les cadences de travail, pour l’augmentation des salaires et une diminution des heures de travail commencent à se multiplier chez Fiat à Turin. Le 3 juillet 1969, les syndicats déclarent une journée de grève générale sur un objectif extérieur à l’usine : la lutte contre la hausse des loyers. Les cortèges, rejoints par les étudiants, convergent sur l’usine de Mirafiori. Face à celle-ci, à l’entrée du Corso Traiano, de violentes bagarres éclatent avec la police. Les affrontements durent plusieurs heures et s’étendent à d’autres quartiers de Turin. Au même moment, les débrayages et les grèves se multiplient dans de nombreuses entreprises. À la fin du mois d’août, lorsque les travailleurs rentrent de vacances, les grèves reprennent chez Fiat, chez Pirelli et chez bien d’autres.

On ne saurait énumérer ici toutes les journées d’action des trois mois de l’« automne chaud » : les 11 et 12 septembre les métallurgistes, le 16 la chimie et la métallurgie du secteur d’État, le 7 octobre grève des métallos à Milan, le 8 grève nationale du bâtiment et des métallos de Rome, le 9 octobre grève générale de la région Frioul-Vénétie julienne, le 10 octobre grève des métallos turinois, les 15 et 16 octobre grève à Milan contre la vie chère, le 17 octobre grève générale à Palerme, le 19 novembre grève générale contre la vie chère et violentes manifestations à Milan, le 28 novembre, manifestation nationale des métallos à Rome...

Anni di piombo

C’est le 12 décembre 1969 que se produit un funeste événement qui, mettant le mouvement ouvrier sur la défensive, amène les métallos du secteur privé – qui avaient été l’avant-garde du mouvement – à signer, le 21 décembre, un contrat collectif mettant un point final à cette saison de luttes et ouvrant la voie aux « années de plomb ».

Ce 12 décembre donc, une bombe éclate devant la Banque de l’Agriculture, sur la piazza Fontana, dans le centre de Milan, faisant 16 morts et une centaine de blessés. On accuse aussitôt l’extrême-gauche d’être à l’origine de l’attentat. Plus de 400 personnes sont arrêtées par les forces de police, dont le cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli. Dans la nuit du 15 au 16 décembre 1969, il est défenestré du 4e étage du commissariat où il était interrogé. Les autorités tentent de faire croire alors à un suicide avant de conclure, en 1972, à « une mort accidentelle [2] ».

Il est malaisé de dénouer l’écheveau des complicités ayant conduit à l’élaboration et à la mise en œuvre de la « stratégie de la tension » dont l’attentat de la piazza Fontana est la première manifestation. On sait aujourd’hui, en raison notamment de révélations faites par l’OTAN [3] elle-même, que les services secrets états-uniens, l’appareil d’État italien et des organisations néofascistes se sont coalisés pour organiser des attentats – dont celui du 12 décembre 1969 – attribués par la suite à l’extrême-gauche.

Dans Il Reichstag brucia ? (Le Reichstag brûle-t-il ?), un tract distribué à Milan dès le 19 décembre – à peine une semaine après les attentats –, Gianfranco Sanguinetti et la section milanaise de l’Internationale situationniste dénoncent l’État italien comme responsable du massacre :

« Devant la montée du mouvement révolutionnaire, malgré l’action méthodique de récupération des syndicats et des bureaucrates de la vieille et de la nouvelle gauche, le pouvoir se voit contraint de jouer la fausse carte du terrorisme. La bourgeoisie italienne de 1969 n’a plus besoin des erreurs des vieux anarchistes pour trouver un prétexte à la réalisation politique de sa réalité totalitaire. Mais elle cherche à se fabriquer toute seule un tel prétexte, en coinçant les nouveaux anarchistes dans une machination policière. La bombe de Milan a explosé contre le prolétariat : destinée à frapper les catégories les moins radicalisées pour les allier au pouvoir, et à battre le rappel de la bourgeoisie. […] La bourgeoisie italienne est la plus misérable d’Europe. Inca-pable aujourd’hui de réaliser sa propre terreur active sur le prolétariat, il ne lui reste plus qu’à tenter de communiquer à la majorité de la population sa propre terreur passive, la peur du prolétariat. Impuissante et maladroite dans la tentative d’arrêter de cette manière le développement du mouvement révolutionnaire et de se créer en même temps une force qu’elle ne possède pas, elle risque de perdre d’un seul coup ces deux possibilités. […] L’excès de faiblesse reporte la bourgeoisie italienne sur le terrain de l’excès policier ; elle comprend que sa seule possibilité de sortir d’une agonie sans fin passe par le risque de la fin immédiate de son agonie. C’est ainsi que le pouvoir doit dès le début brûler la dernière carte politique à jouer avant la guerre civile ou un coup d’État dont il est incapable, la double carte du faux “péril anarchiste” (pour la droite) et du faux “péril fasciste” (pour la gauche) dans le but de masquer et de rendre possible son offensive contre le véritable danger : le prolétariat. [4] »

Voilà une illustration limpide de la stratégie de la tension, qui vise à instaurer la terreur afin de renforcer l’électorat des partis de l’ordre. Entre 1969 et 1989, des milliers d’épisodes de violence enlèvent la vie à près de 500 personnes : les partis de l’ordre se succèdent au pouvoir.


[1Voir Lavabre, M.-C. et H. Rey, Les mouvements de 1968, Paris, Casterman-Giunti, 1998.

[2Cet incident inspirera la pièce de Dario Fo, Mort accidentelle d’un anarchiste (1970).

[3En octobre 1990, à la suite des révélations du premier ministre italien Giulio Androetti, l’OTAN a été obligée d’admettre l’existence du réseau « Stay behind », constitué de cellules paramilitaires clandestines disséminées à travers l’Europe de l’Ouest. Le réseau italien Gladio, dont l’implication dans l’attentat de la piazza Fontana est avérée, est la plus célèbre de ces cellules et la première à avoir fait l’objet de révélations.

[4Gianfranco Sanguinetti, Du terrorisme et de l’État. La théorie et la pratique du terrorisme divulguées pour la première fois, Paris, Le fin mot de l’histoire, 1979, p. 89-90.

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