Dossier : Nous sommes héritiers de

Les verrous de 1968

Eve Martin Jalbert

D’innombrables allégations encombrent la mémoire de Mai 68, devenu pour certain·es la source par excellence des pires maux dont souffrirait notre société : hédonisme individualiste, narcissisme consumériste, repli des individus dans la sphère privée, atomisation de la société, censure du politically correct, supériorité des droits sur les devoirs, perte des valeurs communes au profit de la protection des minorités, dissolution des repères collectifs, dévalorisation des maîtres et des supérieurs, dispersion des familles, fantasme d’autofondation de soi, irresponsabilité de masse, hyperfestivité, maladies vénériennes, impératif de jouissance illimitée, impossibilité des transgressions et des interdictions au profit du règne de l’autorisation et de la permission – quelle faute n’a-t-on pas fait porter à 1968 ?

Les discours convenus sur l’événement et ses suites ont de singulières manières de juger rétrospectivement le passé au moyen de conséquences attribuées généralement à tort. Ces accusations entretiennent une machine interprétative largement dominée par les catégories forgées par la sociologie, qui agit parfois comme la discipline de l’ordre et de la pacification sociale. Elles nourrissent d’interminables procès qui réaffirment que la révolte collective aurait donné à la fois trop peu, sinon rien (une contestation juvénile sans contenu ni avenir), et trop, « l’esprit soixante-huitard » s’étant pernicieusement disséminé partout – comme les communistes jadis. Plusieurs de ces idées tenaces, brièvement examinées ici, ont en commun d’effacer la force politique des mouvements de 1968 et de verrouiller la possibilité de se l’approprier.

« Une affaire de génération »

Aspect apparemment anodin de la déformation dépolitisante de 1968, l’analyse sociodémographique – parfois tautologique : les jeunes se révoltent parce qu’ils sont jeunes – n’occulte pas seulement la puissance de l’événement qui a transformé un soulèvement étudiant en une large mobilisation populaire et qui a fait se rencontrer des gens de tous les secteurs socioprofessionnels et de tous les âges. Elle refoule surtout le fait que « jamais les étudiants n’ont agi comme étudiant·es, mais comme révélateurs d’une crise d’ensemble, comme porteurs d’un pouvoir de rupture mettant en cause le régime, l’État, la société » (Maurice Blanchot). Les mouvements de 1968 n’ont rien à voir avec la niaiserie selon laquelle les jeunes auraient exigé que la société leur fasse une place. Cette lecture borgne, fondée sur une triple assimilation : gréviste/enfant, contestation/lutte d’intérêts et effort de transformation du monde/conquête arriviste du monde, est aveugle au fait que Mai 68 a notamment été un mouvement global visant l’abolition des déterminations et des cloisons sociales qui attribuent des capacités à certain·s et des incapacités à d’autres. Quand les étudiant·es, en France, refusent de devenir les « futurs cadres » d’une société dont l’école reproduit les structures inégalitaires, quand ils disent, au Québec, que « l’université est un fief de notables qui alimente une société de notables », quand ils souhaitent abolir le « privilège » qui leur donne le temps et la possibilité de la réflexion afin que « tout le monde puisse devenir privilégié », ils invalident d’avance l’explication de l’enfant exigeant sa place au soleil. En tenant les discours pour des trompe-l’œil et en prétendant débusquer les causes inconscientes, la démystification sociologique nie ce qui contribue à mobiliser les gens : la puissance et le degré accru de vérité qu’acquièrent des mots avec lesquels des gens ont prise sur leur monde. C’est aussi ce qu’efface l’idée que les jeunes ont voulu régler des comptes avec les parents. Dans La génération lyrique, portrait délibérément provocateur des baby-boomers en enfants rêveurs et innocemment despotiques, François Ricard offre un exemple caricatural d’explication unique qui vient nouer solidement prolifération démographique (le fameux baby-boom), manière d’être collective et effort pour changer la vie, sans autre forme de médiation : « on peut dire que les conditions qui rendront possibles les événements parisiens de Mai 68 se préparent dès la fin de la guerre, dans les maternités et les familles d’Amérique. » En réduisant la politique et l’événement à un ensemble de déterminations et de donnés sociologiques qui rendent accessoires les choix et les raisons des protagonistes devenus simples pantins, cette vision reconduit l’idée qu’il n’y a pas de contingence historique ni d’événement, mais un processus nécessaire en vertu duquel, en dernière analyse, les choses se sont déroulées ainsi parce qu’ainsi elles devaient se dérouler. Cette interprétation du passé coïncide avec le discours de l’ordre qui répète que les choses ne peuvent pas ne pas aller autrement que comme elles vont.

« Une manifestation festive »

Cette réduction sert aussi à refouler les contenus politiques, à ne pas se mettre à l’écoute des raisons ayant pu mettre des gens en branle, sinon à les rendre nulles et non avenues en les tenant pour des prétextes de happening. Une telle stratégie de dépolitisation agit comme ce que Michel Foucault, au lendemain de 1968, appelait procédure d’exclusion ayant pour rôle de « conjurer les pouvoirs et les dangers [de la parole], d’en maîtriser l’événement aléatoire ». Cette négation des raisons de la révolte est vieille comme la démocratie, connue au moins depuis l’association platonicienne du peuple anonyme avec ce « gros animal » qui, en usurpant les privilèges de la parole et de la pensée, reste guidé par les seules lois du plaisir et de la peine. Il n’en demeure pas moins que toute lutte contingente d’envergure suscite, au milieu du sérieux et de la rationalité, une indéniable exaltation, celle de vivre un moment où il semble possible de changer le monde, où quelque chose marche, se passe et donne lieu à des expériences, des rencontres, des partages et des espoirs nouveaux.

« Une révolution dans les mœurs »

Reprochant parfois à 1968 d’être allé trop loin en changeant les façons de s’habiller, d’être ou de ne plus être parents ou enfants de ses parents, de faire l’amour ou de vivre en couple, cette réinterprétation rétrospec-tive oublie : 1. que la libéralisation des mœurs et les réformes sociétales étaient commencées avant 1968 ; 2. qu’elles se sont produites dans plusieurs pays industrialisés qui n’ont pas connu de soulèvement massif ; 3. qu’elles ne sont pas non plus étrangères à tout moment révolutionnaire – la Révolu-tion française a aussi été le lieu de changements dans la manière de s’adresser à son semblable, d’envisager le mariage et de s’habiller, quitte à ce que le tutoiement, le divorce, le port des pantalons par les femmes et leur toilette négligée choquent les bonnes âmes contre-révolutionnaires qui associaient révolution et dépravation. Si ces changements prouvent quelque chose, c’est peut-être la puissance de la logique émancipatoire qui s’est étendue à de nouvelles sphères d’activités humaines mises alors en rapport avec les structures de la vie collective. Il n’est pas improbable qu’ils aient été d’autres façons de vérifier la liberté, l’égalité et certaines idées selon lesquelles il est possible de vivre autrement et qu’abolir les aliénations signifie disposer psychologiquement et socialement de soi-même.

« Un mouvement sans horizon, sans visée »

Assurément, la mobilisation extra-parlementaire, partiellement anti-étatique, n’a pas établi de mode nouveau d’organisation collective ni servi de base à un pouvoir populaire. Mais il y a un saut substantiel à en inférer, comme Lipovetsky dans L’ère du vide, qu’il s’est donc agi d’un « soulèvement cool ». Le procès d’un mouvement en raison de son inaboutissement institutionnel ne saurait être confondu avec la réflexion informée sur les stratégies qu’il aurait été possible de déployer. En opposant « une puissance de refus capable d’ouvrir un avenir » à « toute affirmation prématurée » (Blanchot), Mai 68 a fait apparaître qu’il n’y a pas de solutions toutes faites pour la réalisation d’un monde plus juste. On peut radicaliser cette idée et considérer que ce n’est pas un horizon préétabli qui crée un mouvement massif, mais l’horizon qui suit le mouvement. Sans doute a-t-il fallu, en 1789 ou 1871, que soit expérimenté un mode inédit de décision commune pour que s’élèvent de nouvelles possibilités, de nouveaux acteur·trices et de nouveaux horizons. Comme l’écrit Jacques Rancière, « c’est l’action démocratique qui crée son horizon utopique » ; ce sont les « dynamismes de pensée et d’action […] qui créent des fins historiques en bouleversant la carte de ce qui est donné, de ce qui est pensable et donc de ce qui est imaginable comme objectif d’une certaine stratégie ». Sur les actions et les inventions de 1968 pouvaient naître de nouveaux projets qui n’ont pas vu le jour, de nouvelles espérances malheureusement cassées par les forces de reconduction de l’ordre et des structures établies, y compris partisanes et syndicales.

« Tout tout de suite », « interdit d’interdire », « jouir sans entrave »

L’outrance sert beaucoup aux adversaires de Mai qui ne voient dans ces graffiti que les signes de l’hédonisme en éveil, jamais une critique de l’arbitraire des contraintes, de la résignation docile au strict donné et de l’impératif du travail et de la productivité sans entrave. L’insistance exagérée sur ces mots, sans doute restés secondaires dans l’événement (« J’attachais peu d’importance à ces slogans, se rappelle Martine Storti, je les jugeais, malgré leur radicalité apparente, peu révolutionnaires. Je pensais que la société pourrait digérer ces provocations mais pas “le pouvoir aux travailleurs” »), contribue surtout à passer sous silence les raisons fondamentales ayant amené plus de neuf millions de gens à arrêter de travailler sans salaire et qui ne relevaient probablement pas d’un désir de jouissance illimitée.

« Éveil de l’individualisme »

Cette idée est une pièce importante du procès fait à un événement où le couple individu/collectivité est resté peu opérant. Au détriment de l’intérêt général, de la citoyenneté « de droits mais aussi de devoirs », du partage des valeurs collectives et de communion avec les institutions, Mai 68 aurait favorisé le narcissisme apathique et apolitique, le repli dans la sphère privée et l’atomisation de la société. Difficile de ne pas lire dans cette déploration des méfaits de l’individualisme, associés à une lutte collective, la « haine de la démocratie » analysée par Rancière. À la théorie libérale de l’État totalitaire dévorant les individus, elle substitue une critique des individus dévorant l’État ; à la critique des structures globales de la société de consommation, elle préfère une critique des individus égoïstes et consommateurs coupables de la ruine de la politique et du bien commun. Cette lecture sociologique est l’arrière-petite-fille de la pensée contre-révolutionnaire de la Restauration pour qui la Révolution française était, comme le rappelle Rancière, la grande responsable de la dissolution « des croyances collectives » et « des vieilles solidarités qu’avaient lentement tissées monarchie, noblesse et Église ». Il était tout naturel que Mai 68 soit tenu pour la cause de ces supposés excès contemporains : il a été un moment foncièrement politique où ont volé en éclat le silence, l’adhésion, la résignation et l’obéissance à force desquels se maintiennent le consensus communautaire, la paix sociale et la communion avec les valeurs communes. Mai 68 a d’abord été une sortie hors de l’individualisme.

« A imposé le relativisme intellectuel et moral »

Cette version suppose une transformation sémantique pernicieuse de la notion d’égalité, à la base de la démocratie, l’une et l’autre assimilées au « nivellement » et à l’« uniformisation ». Ces synonymes sous-jacents nourrissent les discours contre le relativisme qui postulerait que tout se vaut, bien et mal, vrai et faux, beau et laid. L’égalité politique est ainsi déformée, prise en otage, dépolitisée, amenée sur des terrains qui lui sont plutôt étrangers : ceux de la morale et du jugement de goût. Où prend-on, sinon dans cette confiscation symbolique, que les luttes historiques contre les structures fortement hiérarchisées (administrations, entreprises, partis) et les autorités rigides (famille, école, armée) sont des refus de toute hiérarchie des valeurs ? Par ailleurs, on voit parfois le spectre de 1968 dans les réformes de l’éducation, qui ont placé l’étudiant·e au centre de la classe et contesté la transmission des savoirs. Cette équation n’est énonçable qu’à condition de décontextualiser radicalement la critique du savoir et de l’autorité académique à l’œuvre en 1968. Quand, à Nanterre, les étudiant·es exigent « la fin de la faculté des oies gavées », ils revendiquent un savoir critique pour penser le monde. Ce faisant, ils posent un diagnostic sur leur situation qu’ils connaissent bien et dont rend compte Jean-Franklin Narodetzki, qui, en arrivant à l’université, pense « entrer dans un lieu de découverte et de libre réflexion », alors qu’il y découvre « la médiocrité autoritaire des enseignants, leur enseignement soporifique […], l’infantilisation des étudiants, l’arbitraire, la hiérarchie, la contrainte et le contrôle omniprésents ».

« Tremplin du néolibéralisme »

Cette idée accompagne souvent la précédente : le relativisme « a préparé le terrain au capitalisme sans scrupule et sans éthique » (Sarkozy). Plus qu’un sous-entendu démobilisant – votre lutte pourrait bien favoriser ce que vous combattez –, ce tour de force rhétorique dédouane la quête des profits et l’esprit de lucre, pour lequel il n’y a rien qui ne soit moyennable, en attribuant leur amoralité fondamentale à la lutte pour un monde plus juste. Les coupables, ce seraient ceux et celles qui cherchent à changer un système fondé sur l’exploitation, non les forces qui assurent sa reconduction et son développement. Les étudiant·es et les grévistes auraient ainsi accéléré le capitalisme, au lieu de le freiner momentanément, de le contester et le mettre à mal dans l’esprit d’innombrables personnes. La persistance du capitalisme dans l’après-1968, au même titre que la société de consommation, n’aurait pas pour cause l’échec d’un soulèvement de masse et son refoulement, mais une réussite involontaire. On croirait à tort que cette condamnation émerge d’une véritable contestation du néolibéralisme. Elle ne s’accompagne d’aucune considération sur l’exploitation des gens et sur un système à changer. Elle intervertit plutôt causes et effets : à la place d’un système de domination responsable de l’état que subissent les individus, ceux-ci deviennent coupables de l’état du monde et du capitalisme effréné.

* * *

Pour nous, et on l’a vu dans ce dossier, 1968 est tout autre chose que ces lieux communs qui, agencés selon d’innombrables combinaisons, prennent en otage une série d’événements foncièrement politiques. La possibilité d’hériter des luttes du passé, de s’approprier leurs potentialités émancipatrices et de leur donner un avenir suppose souvent de faire sauter ce qui verrouille leur mémoire. Ce que nous espérons, ce n’est pas le moment où tous·tes s’entendraient sur la vérité historique restaurée, mais celui où la mémoire de 1968 trouvera une nouvelle pertinence et de nouvelles résonances, où sa force propulsive sera réactivée dans une lutte qui amènera des gens à se rencontrer sur la base de l’espoir en un monde nouveau plus juste.

Thèmes de recherche Analyse du discours, Histoire
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