Dossier : Nous sommes héritiers de

Inde 1967 - 1972

Retour sur le mouvement naxalite

par Mritiunjoy Mohanty

Mritiunjoy Mohanty

Les mouvements populaires de revendication des droits d’occupation et de location de la terre constituent une partie importante de l’histoire des luttes progressistes en Inde. Même s’ils sont défaits, les mouvements des années 1940 [1] ont obtenu un gain important : les réformes agraires autorisées par la Constitution de l’Inde, au moment où elle devient une république en 1950. Ces réformes agraires sont cependant mises en échec par une coalition de la bourgeoisie urbaine et des intérêts agraires. Ainsi, en dépit de l’abolition du landlordism (grande propriété foncière), très peu de terres sont redistribuées, sauf dans l’État du Kerala. L’abolition du landlordism ouvre plutôt la voie à une transformation capitaliste de l’agriculture indienne.

Au début des années 1960, l’Inde se trouve en pleine crise agraire. C’est sur cette toile de fond qu’en mai 1967, dans le village éloigné de Naxalbari, au nord du Bengale, Charu Mazumdar et Kanu Sanyal, deux dirigeants du Parti communiste indien marxiste (CPM), un parti né en 1964 d’une scission à l’intérieur du Parti communiste de l’Inde (CPI), mènent un des plus célèbres soulèvements paysans depuis l’indépendance de l’Inde, inspiré par la doctrine de Mao Zedong et par la révolution paysanne communiste chinoise. Le soulèvement paysan est rapidement écrasé, mais il conduit en mai 1968 à la formation d’un mouvement de guérilla armée de gauche : le mouvement naxalite, qui refuse la politique parlementaire et passe ouvertement à la lutte armée dans le but de fomenter une révolution paysanne. En mai 1969, Mazumdar, Sanyal et leurs partisans se séparent du CPM pour former le Parti communiste de l’Inde (marxiste-léniniste). En octobre de la même année, une autre faction quitte le parti pour former un mouvement autonome. Ces scissions et contre-scissions, dues à des divergences sur les plans idéologique et stratégique, ne marquent pas seulement la naissance du mouvement naxalite (ou maoïste), elles continuent encore aujourd’hui de le miner.

En mai 1969, le Parti communiste de l’Inde (marxiste-léniniste) rallie à sa cause non seulement la paysannerie, mais aussi la frange progressiste de la jeunesse urbaine, dont de nombreux membres, déçus par les faibles progrès politiques et économiques réalisés par l’Inde depuis son accession à l’indépendance, abandonnent leurs études pour se joindre au mouvement. L’État indien répond par une puissante répression, à laquelle le mouvement sera incapable de résister, en raison d’une mobilisation populaire insuffisante, de ses querelles internes et de la méfiance populaire face à l’usage excessif de la violence. Charu Mazumdar est arrêté en juillet 1972. Il meurt en prison quelques semaines plus tard. Au milieu des années 1970, après une répression d’État implacable, après des milliers de morts au cours des affrontements avec la police, des meurtres arbitraires et des dizaines de milliers de prisonniers politiques, le mouvement naxalite, dans sa première phase, finira par disparaître.

Quel est l’héritage du mouvement naxalite ? Une de ses contributions les plus durables se retrouve dans la littérature et le théâtre, particulièrement dans l’ouest du Bengale, et dans les très fortes réflexions sur les conséquences de la violence d’État sur les individus et sur une société en proie à une grande effervescence idéologique. Naxalbari a aussi entraîné l’émergence de l’École indienne d’historiographie subalterne qui a remis l’accent sur les forces populaires dans le discours narratif sur l’histoire indienne [2]. Le mouvement des droits civils s’est ainsi doté d’une forte assise historique. Des groupes progressistes ont commencé à utiliser les recours constitutionnels et légaux pour obtenir justice non seulement pour les dizaines de milliers de Naxalites qui croupissaient dans les prisons indiennes, mais aussi pour toutes les autres victimes de la répression d’État.

L’État indien a répondu à la crise agraire du milieu des années 1960 en introduisant et en subventionnant un ensemble de technologies agricoles connues sous le nom de « révolution verte ». Le mouvement de Naxalbari a certainement donné une impulsion à son implantation généralisée à travers l’Inde et contribué à l’émergence d’une bourgeoisie rurale et d’une agriculture de type capitaliste.

Récemment, le mouvement naxalite a connu une résurgence, provoquée par la réapparition de la question agraire que la bourgeoisie indienne avait crue résolue par la révolution verte et l’agriculture capitaliste. Mais le mouvement oublie que nous ne sommes plus en 1968 : l’agriculture indienne est largement capitaliste, la paysannerie est différente, les diverses communautés qui composent la population de l’Inde ne souhaitent plus nécessairement renverser l’État et l’aversion populaire face à l’usage excessif et arbitraire de la violence, que ce soit par l’État ou par des groupes révolutionnaires armés, est toujours présente.


[1Comme Tebhaga (en 1946, dans ce qui est aujourd’hui le Bangladesh) et Telengana (de 1944 à 1951, dans l’État d’Andhra Pradesh), tous deux en définitive dirigés par le Parti communiste de l’Inde (CPI), avant qu’il ne se scinde en plusieurs tendances.

[2Je remercie Dolorès Chew pour ses remarques à ce sujet.

Thèmes de recherche Mémoire des luttes, Histoire, Asie
Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème