La force tranquille d’Oscar Peterson

No 24 - avril / mai 2008

Décès du maître du swing (1925-2007)

La force tranquille d’Oscar Peterson

par Claude Vaillancourt

Claude Vaillancourt

Pour plusieurs amateurs de jazz, écouter la musique d’Oscar Peterson tenait du plaisir caché. Alors que le jazz se livrait à toutes les expériences, de la déconstruction radicale par les musiciens de free jazz à la fusion audacieuse avec les sonorités rock, Oscar Peterson continuait à reprendre des mélodies de Broadway, de vieux boogie-woogies ou des classiques du swing avec une obstination et une assurance qui déconcertaient. L’immense popularité du pianiste accentuait une certaine méfiance à son égard : son succès n’était-il pas engendré par un jeu largement consensuel, propulsé par une technique cherchant avant tout à éblouir ?

Maintenant que le pianiste est décédé, jugerons-nous son œuvre autrement ? Certes, il est difficile de manifester son indifférence devant les interprétations de Peterson. Sa virtuosité phénoménale reste au service d’une lecture à la fois rigoureuse et créative des standards du jazz. La force tranquille de son jeu, sachant puiser dans les racines profondes du blues, son swing irrésistible, ses lignes de basse, à la fois dansantes et aussi implacablement rythmées que le tic-tac d’un métronome, ramènent constamment ses auditeurs à la nature même du jazz, à une forme de classicisme sans lequel un style ne peut se développer.

Mais voilà aussi ce qui le disqualifie. Oscar Peterson raffinait son jeu, l’enjolivait, développait jusqu’à son paroxysme sa virtuosité à une époque où les musiciens devaient s’en prendre aux paradigmes d’un style emporté par un puissant courant, par un désir de transformations abruptes. Certes, il valait mieux préférer le lyrisme et les moelleuses harmonies de Bill Evans. Ou la retenue et les grandes introspections de Paul Bley. Ou le jeu percussif et désordonné de McCoy Tyner. Ou les clusters et les puissantes dissonances de Don Pullen.

Il ne fallait pas compter sur Peterson pour intégrer dans ses interprétations, en dépit de sa technique à toute épreuve, les trouvailles de ses contemporains plus audacieux. Son jeu s’agrémentait au contraire d’une série de tics dont il semblait incapable de se départir : surabondance de gammes chromatiques, mesures de silence dans les thèmes comblées nerveusement par des cascades de notes, démonstrations complaisantes d’une virtuosité qui se transformait en exploits sportifs. Il y avait bien des raisons de rejeter ce pianiste.

Une touche magique

Pourtant je n’ai jamais pu oublier ce jour où pour la première fois, on m’a fait jouer un disque d’Oscar Peterson. Sa touche légère effleurait les notes qui coulaient de source avec une aisance jamais entendue. Tout cela porté par les roulements de la basse et les grognements en sourdine du pianiste, qui donnaient une assise terrestre à des envolées d’une surprenante vélocité. Sur la photo de la pochette, la silhouette massive du pianiste en transe, voûté sur son instrument, montrait bien le paradoxe qui résultait de cette musique : aux antipodes de la mise en scène, de la virtuosité de façade et du culte de la personnalité qui a cours dans le monde du rock, Oscar Peterson offrait le visage d’un artiste au talent brut, d’un plus-que-musicien. Son jeu était porté par une forme de magie. Sans recours à l’amplification, il faisait gronder le piano comme l’orage, accumulait plus de notes à la seconde que les meilleurs guitar heroes, tissait ses mélodies comme de fines dentelles et allait puiser dans un blues authentique qu’il reprenait avec élégance.

Oscar Peterson nous laisse une œuvre considérable dans laquelle on n’hésitera plus à puiser. À l’aise dans toutes les formes d’expression du piano jazz, tant en solo, duos, trios et autres, impeccable comme soliste et comme accompagnateur, il s’est prêté avec succès à toutes les combinaisons, favorisant très souvent l’inhabituel trio avec guitare et contrebasse. Chose étrange, le saxophone, omniprésent dans le jazz, instrument roi et indispensable, n’a pas été le compagnon favori du piano d’Oscar Peterson qui lui préférait, dans ses ensembles les plus durables, la guitare, celle de Herb Ellis, discrète, rythmée et efficace, ou de Joe Pass, encore plus virtuose, mais coulante et douce. Question de ne pas créer d’affrontement au sommet ?

L’art secret de Peterson

Malgré ses succès de soliste, Peterson n’a jamais cessé d’être un accompagnateur brillant. Incapable de se résigner à la discrétion de rigueur chez celui qui doit s’oublier pour révéler le soliste, on l’entend trépigner, s’agiter, éblouir, si bien que jamais un accompagnateur n’a été aussi facilement identifiable. Pourtant, par de somptueuses introductions, il a le don de propulser le soliste, de lui ouvrir majestueusement la voie. Et plutôt que de poser devant le musicien qu’il accompagne, de détourner l’attention sur son propre jeu, par une habileté prodigieuse, il porte littéralement le soliste, l’inspire, lui offre un socle solide et réconfortant, si bien que l’improvisation devient un jeu et que le swing implacable du pianiste se répercute et se trouve amplifié par un heureux transfert.

Impossible de parler d’Oscar Peterson sans aborder son sens du swing – ce balancement, ce rythme chaloupé qui échappe à toute définition, mais qui fait claquer du doigt, onduler la tête et reste l’élément vital du jazz. Peterson sacrifie presque tout au swing : l’exploration sonore, les développements complexes, le raffinement, la gravité, la subtilité (mais pas l’élégance). Pourtant, comment lui en vouloir d’être si fidèle à l’esprit du jazz, de l’exprimer dans son plus bel accomplissement, au prix de limiter ses audaces ? D’autant plus qu’il concocte cet heureux balancement avec un équilibre parfait et un art secret que très peu ont su lui ravir. Pour comprendre le swing, à défaut de réussir à le définir, il faut tout simplement se laisser bercer par la musique d’Oscar Peterson.

Ce pianiste est né à Montréal et s’est développé alors que cette ville, lieu de plaisir, vibrait plus que jamais à la musique de jazz. Difficile d’entendre une voix du Québec dans le jeu d’Oscar Peterson : les virtuoses du jazz adoptent un langage peu ouvert aux accents, dialectes et couleurs locales ; le plus souvent les origines des musiciens se noient dans le grand tout de cet art afro-américain. La musique d’Oscar Peterson n’appartient à personne. Mais de savoir que cet artiste s’est formé ici, dans le quartier Saint-Henri dont Gabrielle Roy nous a montré un émouvant visage, permet de développer, entre lui et les amateurs de jazz du Québec, une singulière complicité.

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