L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique

No 24 - avril / mai 2008

Martin Breaugh

L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique

lu par Ricardo Peñafiel

Ricardo Peñafiel

Martin Breaugh, L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2007, 406 p.

La plèbe en tant qu’expérience politique de la liberté. Voilà ce que nous propose Martin Breaugh dans ce livre. La plèbe n’est donc pas abordée comme une classe, une catégorie sociale, un groupe ou une identité mais comme une expérience politique. Celle du passage du statut infrahumain des laissés pour compte – des sans voix, sans part, sans titres, etc. – vers la condition de sujets politiques, auto-émancipés.

Le concept de plèbe prend appui sur l’exemple paradigmatique de la première sécession plébéienne de la jeune République romaine, en 494 av. J.-C. Se retirant sur le mont Aventin en signe de protestation contre la réduction à l’esclavage des plébéiens endettés, la masse des sans parole (sans nom, sans lignage) acquiert alors un impensable accès à la parole publique et à une inscription dans l’ordre symbolique et institutionnel de la cité. Privant Rome des bras qui la faisaient vivre et qui la défendaient contre les assaillants extérieurs, la plèbe contraint le pouvoir patricien à négocier les modalités d’une intégration du grand nombre dans les instances de représentation et de délibération romaines.

Toutefois, l’intérêt de cette première sécession ne réside pas tant dans les mécanismes d’intégration obtenus que dans la capacité du grand nombre à remettre en question l’ordre « naturalisé » de la domination au nom d’un désir de liberté et d’égalité qui se vérifie (présentifie) au moment de la révolte, dévoilant alors la division originaire du social et instaurant ainsi un conflit autour de la définition d’une scène commune de confrontation et des « acteurs » qui y seront présents.

Le regard posé par Breaugh sur la notion de plèbe n’est donc pas relatif à une classe, à une identité ou à une situation historique donnée mais plutôt à un principe fondamental du politique, ignoré ou méprisé en fonction de son caractère conflictuel et évanescent, bien continuellement présent ou réactivé au cours de cette histoire discontinue de la liberté politique. La plèbe romaine, en effet, n’est pas une classe sociale dans la mesure où elle est composée tout autant de propriétaires terriens que de commerçants, de paysans, d’artisans ou de chômeurs. Elle se constitue en « plèbe » en fonction de son absence de statut politique (absence du droit à la parole publique et de libertés civiques) mais surtout en fonction de sa reconnaissance autour du principe « négatif » de sa marginalisation commune au nom duquel s’affirme le principe d’égalité (de tous devant la loi et devant la possibilité d’édicter des lois) rendant possible une pratique ou une expérience de liberté politique, au moment de la prise de parole des sans parole.

Ce statut ne peut aucunement être cherché au sein des relations sociales et politiques antérieures à sa constitution en tant que sujet politique de son auto-émancipation, puisque son existence dépend de la remise en question de cet ordre policé et hiérarchisé. L’histoire discontinue de la liberté politique entreprise par Breaugh cherche alors à montrer la présence d’une expérience et d’une pensée de la plèbe (c’est-à-dire des sujets indéterminés ou autodéterminés de la liberté et de l’égalité politique), à travers l’interprétation philosophique d’une série de soulèvements populaires allant des sécessions plébéiennes de la Rome antique à la commune de Paris, en passant par la révolte de Ciompi dans la Florence du XIVe siècle et les luttes des sans-culottes français ou des jacobins anglais au XVIIIe.

Bien que structurée autours d’exemples historiques plus ou moins lointains, cette abstraction philosophique de l’expérience plébéienne nous offre une perspective essentielle pour aborder de manière critique et émancipatoire les situations politiques contemporaines. En dégageant le principe plébéien, Breaugh nous permet de voir les démocraties libérales contemporaines comme des accommodements patriciens cherchant à préserver l’ordre policé contre le désordre et le conflit inhérent à la liberté. Il dégage ainsi une conception du politique où le conflit, l’action directe et l’absence d’inscription institutionnelle se dévoilent comme son essence et son principe moteur ayant le peuple (ou la plèbe) comme sujet autodéterminé de son institution.

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