Dossier : Nous sommes héritiers de

Mai 68

Affaire non classée

par Daniel Bensaïd

Daniel Bensaïd

« Quand on se réconcilie sur une affaire, dit-elle, c’est qu’on n’y entend plus rien. […]
Qui dit réconciliation en ce sens historien, dit-elle, dit pacification et momification. »

 Charles Péguy, Clio

68 c’est fini ? En un certain sens, bien sûr, c’est fini. Et fini depuis longtemps. Depuis l’intervention radiophonique du général de Gaulle et la manifestation aux Champs-Élysées du 30 mai 1968, peut-être. Ou depuis la signature en juin 1972 du Programme commun de la gauche. Voire depuis la défaite de la même gauche aux élections législatives de 1978, venant après le coup d’arrêt de 1975 à la révolution portugaise, la transition monarchique de 1976 en Espagne, le compromis historique sur l’austérité en Italie. Ou bien, au plus tard, depuis la victoire de Mitterrand en 1981 et le virage libéral de 1983.

Cette fin annoncée n’est pas un scoop du 40e anniversaire. Elle n’est pas d’aujourd’hui, ni même d’hier. En un certain sens et jusqu’à un certain point, Mai 68, c’est donc bel et bien fini. Mais en un autre sens, et jusqu’à un autre point, non. Au sens et au point qu’il s’agit d’un litige, d’une de ces affaires qui divisent les eaux, de ces affaires non classées, sur lesquelles on ne se réconcilie pas. Car si l’on se réconciliait, si l’on faisait la paix, disait Péguy à la lumière d’une autre affaire fameuse, c’est qu’on n’y entendrait plus rien. C’est que la mémoire vive serait morte et pétrifiée en histoire monumentale et archiviste.

S’il fallait une preuve que l’affaire n’est pas classée, que son spectre bouge encore, la fureur thermidorienne et versaillaise du discours de Sarkozy à Bercy, le 29 avril 2007, suffirait : « Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé, une bonne fois pour toutes. Je veux tourner la page de 68. » Quarante ans après ! Curieux acharnement, étrange discours expiatoire. Les versaillais victorieux firent du Sacré-Cœur le monument expiatoire des crimes imputés à la Commune de Paris. L’État français de Vichy dressa un autel à la trinité Travail-Famille-Patrie pour racheter les péchés d’un Front populaire rendu responsable de la débâcle de 1940. Il s’agirait à présent d’expier les débauches soixante-huitardes, responsables de la décadence et du déclin français ?

Pour la nouvelle génération militante, celle des mouvements altermondialistes ou des mobilisations contre la guerre en Irak, celle des luttes contre le Contrat première embauche ou contre la réforme libérale des universités, 1968 c’est loin, très loin. Quarante ans, c’est plus vieux que ne l’était pour nous, en 1968 précisément, le Front populaire. Un événement presque refroidi ? Un sujet de colloque ? La matière première d’un savoir historique positif ? De l’affaire Dreyfus, Péguy faisait dire à Clio : « Rassurons-nous, mes enfants […] et pleurons sur elle : elle est bien morte, elle ne nous divisera plus. » Eh bien, si. Comme la Révolution française, comme l’Affaire, Mai 68 divise encore. Car on n’est pas encore parvenu à nous réconcilier sur cette affaire, à « nous faire perdre prématurément et artificiellement le sens de cette affaire, l’intelligence, l’entendement intérieur, le secret, littéralement la mémoire de cette affaire ». Bien que « le jeu des politiciens ait été précisément et très exactement de nous transformer prématurément et artificiellement en historiens », de militants en historiens de l’affaire 68.

La mémoire hante encore le sommeil de l’histoire. Car, « s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose qu’on pourrait appeler le sens du virtuel » (Robert Musil, L’homme sans qualité). Ce qui intéresse encore, ce ne sont pas les cendres de Mai 68, mais ses braises, les résurgences des possibles vaincus et refoulés. Quarante années n’auront pas suffi à nous courber l’échine et à nous faire baisser la tête devant le fait accompli [1]. Et nous n’avons pas les genoux meurtris de l’agenouillement répété devant les verdicts provisoires d’une histoire ventriloque. Car, s’obstinait Blanqui au lendemain amer de la Commune, « le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance ».

Une procession commémorative, une révision permanente

En mai 1978, la force propulsive de l’événement arrivait à épuisement. En France, la gauche venait de perdre par sa division une élection qui lui semblait promise. Dans le monde, la crise pétrolière et la récession de 1974 avaient annoncé l’épuisement des « trente glorieuses ». Les classes dominantes étaient parvenues à contrôler la sortie des dictatures au Portugal et en Espagne. La célébration de Mai hésitait alors entre l’adieu nostalgique aux années de jeunesse et l’âge de raison historienne.

En mai 1988, François Mitterrand venait tout juste de remporter sa seconde élection présidentielle. Le gouvernement Rocard mettait en œuvre son programme social-libéral. Devenue « génération-mitterrand », la classe 68 autocélébrait sa propre réussite sociale et sa conversion au sens du réel.

En mai 1998, le mur de Berlin avait été renversé. L’Union soviétique n’existait plus. La page du « court XXe siècle » était tournée. Resté de l’autre côté du mur, 68 semblait avoir basculé dans la préhistoire. N’en subsistait qu’une traîne de « réformes sociétales » mises en œuvre presque partout en Europe, sans qu’il fût besoin pour cela d’une grève générale et de barricades.

2008, ce serait donc la liquidation générale promise par Sarkozy, le temps venu de la repentance et de la pénitence. Dans son encyclique Foi et raison de juillet 2007, Benoît XVI a donné le ton, qualifiant Mai 68 de « période de crise de la culture occidentale » et appelant à censurer « le relativisme intellectuel et moral de 68 ». Le discours de Sarkozy à Bercy fait directement écho à ce prêche papal d’une nouvelle croisade civilisationnelle.

La force symbolique de 1968 comme événement global

Ce fut, d’une part, un événement indissociablement national et international. Derrière le Mai français se profilent la guerre d’Indochine, le printemps tchécoslovaque, l’essor du mouvement national palestinien après la guerre des Six jours, la rébellion des étudiants polonais, un soulèvement quasi planétaire de la jeunesse. En février 1968, nous étions une poignée, sur l’esplanade des Invalides, à crier : « Libérez Modzelewski et Kuron ! [2] » Quelques semaines plus tard, nous étions des dizaines de milliers à scander « Rome, Berlin, Varsovie, Paris ! » pour célébrer la convergence des révoltes contre l’exploitation capitaliste, contre l’oppression coloniale, contre le despotisme bureaucratique.

Ce fut, d’autre part, un événement indissociablement social et culturel. Une grève générale sans précédent, évaluée en France à 150 millions de jours de grève (à comparer avec les 37 millions pour le « mai rampant » italien de 1969 et les 14 millions des grandes grèves britanniques de 1974). Mais aussi une effervescence cinématographique et musicale (Street Fighting Man des Stones, I’m Black and I’m proud de James Brown, le détournement de l’hymne américain par Jimmy Hendrix…). Et encore la critique de la vie quotidienne, de la société de consommation, qui préfiguraient les mouvements sociaux des années 1970.
Tout était-il possible pour autant, comme on le proclamait en actualisant une formule de Marceau Pivert sous le Front populaire ? Tout, peut-être pas. Mais quelque chose, autre chose, sans doute. Un champ de possibles s’ouvrait. Il n’était pas sans limites. C’est ce qui distingue la possibilité déterminée et concrète de la possibilité indéterminée et abstraite, qui n’est que le contraire de l’impossible.

Mai 68 fut l’aboutissement d’un quart de siècle de reconstruction et de croissance. Le Ve Plan élaboré pour les années 1966-1970 par le commissariat au Plan situait le niveau d’alerte pour l’emploi à 2,5 % de chômeurs et il était admis qu’atteindre la barre de 500 000 chômeurs provoquerait une explosion révolutionnaire. Les revendications syndicales portaient principalement sur le rattrapage des salaires et un meilleur partage des « fruits de la croissance ». C’est ce qui explique une reprise du travail sans grands débordements, alors que les conquêtes, bien que significatives (37 % d’augmentations salariales en moyenne et de droits syndicaux dans l’entreprise, notamment), restaient bien en deçà de ce que pouvait laisser espérer un mouvement sans précédent et, en tout cas, d’une portée symbolique bien moindre que les congés payés obtenus en 1936 ou la Sécurité sociale en 1945. Les expériences d’auto-organisation sont demeurées l’exception et les appareils syndicaux gardèrent la maîtrise de la négociation.

On s’accorde aussi, aujourd’hui, à reconnaître que la composition exclusivement masculine des tribunes et fortement masculine des cortèges. Le nouveau mouvement féministe apparut plus tard, avec le dépôt le 20 août 1970 d’une gerbe en mémoire de « la femme du soldat inconnu ». De même, il n’y eut guère d’importants mouvements de conscrits dans les casernes. Le mouvement des comités de soldats ne s’étendit réellement qu’en 1973-1974, culminant avec les manifestations de rue de Draguignan et de Karlsruhe. Enfin, s’il y eut une dizaine de morts au cours des événements (dont le lycéen maoïste Gilles Tautin et les deux ouvriers de Peugeot à Sochaux), et si elle fut souvent spectaculaire, la violence fut aussi relativement bien contrôlée et autolimitée de part et d’autre. Autant d’indi-ces tendant à montrer que, si la question du pouvoir fut bel et bien posée dans la semaine du 24 au 30 mai, les conditions pour la résoudre n’étaient guère réunies.

Mai 68, c’est fini ?

La réduction rétrospective du mouvement de Mai à une volonté de libération anti-autoritaire et de modernisation des mœurs présente cependant une lecture dépolitisée et dépolitisante, clairement assumée dans un article de Manuel Castells : « Car enfin, la révolution de Mai 68 fut culturelle et non politique. Elle ne briguait pas le pouvoir, elle cherchait à le dissoudre [3]. » Après avoir jadis imprudemment proclamé que « tout est politique » (formule juste dans une certaine mesure, mais grosse aussi de tentations normatives), on affirme ainsi désormais, inversement, que rien ne l’était. Qu’il s’agissait simplement d’une révolution, ou plutôt d’une réforme culturelle, d’un aggiornamento du mode de vie, d’une dissolution magique et fantasmée du pouvoir, qu’il suffirait de « chasser de sa tête » à défaut d’oser l’affronter réellement.

Daniel Cohn-Bendit siffle, lui aussi, la fin de la récré : « Mai, c’est fini, fini comme l’est la Révolution française. » Cette manie de proclamer la fin de la Révolution française pour en conjurer le spectre n’est pas nouvelle. François Furet en fut, il y a 20 ans, le grand avocat. Du point de vue de ses acteurs, la Révolution était pourtant « glacée » (selon les mots de Saint-Just) dès l’hiver 1793, et finie en tant qu’événement dès Thermidor au moins. Elle était pourtant loin d’avoir épuisé ses effets et ses résurgences. Pour Cohn-Bendit, à son tour, 68 est fini parce que « ce qui a fait le fond de révolte n’existe plus » : « On n’a pas compris à l’époque ce que la négociation de Grenelle portait comme rupture avec un conservatisme de la pensée politique. La preuve, on l’a aujourd’hui avec le Grenelle de l’environnement [4]] : on voit que cette référence a fini par s’imposer comme un moment historique positif [5]. » Par un tour de prestidigitation rhétorique, la négociation de Grenelle, dont les conclusions furent massivement rejetées par les travailleurs assemblés de Renault-Billancourt, et dont nous nous accordions alors à estimer qu’elles visaient à arrêter le mouvement, devient aujourd’hui le fleuron, la référence, le reste positif de 68. Tardif hommage du boutefeu repenti à la sagesse des stratèges du Parti communiste, accusés à l’époque, et par le même, de « sénilité » bureaucratique.

Grenelle, ou comment arrêter une grève pour étouffer un événement

Au fond, Cohn-Bendit, Castells, et bien d’autres, déclinent à leur manière la formule selon laquelle il s’agirait de « changer le monde sans prendre le pouvoir », en douceur, subrepticement, à pas de tortue. Mais il change tout seul, le monde. Il ne nous attend pas. Il n’a pas besoin de nous pour ça. Il ne cesse même de changer, avec l’accélération de la ronde mortifère des marchandises, avec la boulimie spatiale du capital, avec la fuite en avant des techniques de domination. La mondialisation, c’est même, très exactement ce remue-ménage et ce bouleversement permanents, si lucidement annoncés il y a plus de 150 ans : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instrument de production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire tous les rapports sociaux. » (Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste)

Le monde change, mais il change aussi bien pour le pire que pour le meilleur. La question est donc de savoir dans quelle société nous voulons vivre et quelle humanité nous ne voulons pas devenir, à défaut de savoir laquelle nous devrions être. Et la réponse à cette question passe, qu’on le veuille ou non, par des rapports de force et des luttes de pouvoir. Des siècles de lutte des classes acharnées en témoignent et il serait pour le moins imprudent de l’oublier. Grenelle érigé en héritage de 68 et le « Grenelle de l’environnement » en modèle d’un « dialogue social » pacifié, c’est précisément l’effacement de la lutte des classes [6] mais, après leur rejet par les travailleurs de Renault, un simple protocole unilatéralement appliqué par le patronat, et négocié branche par branche entre « partenaires sociaux » entre lesquels, une fois la grève arrêtée, le rapport de force devient fortement asymétrique (entre celui qui détient le pouvoir propriétaire sur les moyens de production et celui qui, contraint à offrir sa force de travail sur le marché du même nom, le subit).]]. C’est la dissolution du tort, du litige et du conflit dans le consensus entre l’État reconnu légitime et la « société civile », dans laquelle tous les chats sont gris, où se côtoient, du même côté de la table, travailleurs et patrons, exploités et exploiteurs, possédants et possédés.

Le fond de révolte n’existe plus, insiste Dany-le-Vert. Il n’a pourtant pas disparu. Il a changé. Il est plus grave. Plus exaspéré aussi devant le creusement des injustices et des inégalités. « Nous voulons tout ! » clamaient d’aucuns au lendemain de Mai. « Tout, tout de suite ! », ajoutaient les autres. Illusions lyriques d’une société sans chômage, qui pouvait croire l’abondance à portée de main, et avoir confiance en la marche inéluctable du progrès. Getting
better
, chantait alors Paul McCartney, tout va mieux, de jour en jour…

Quarante ans après, face aux désastres sociaux et écologiques d’un capitalisme ensauvagé, une majorité de la population est convaincue que les générations à venir vivront plus mal que les précédentes. Getting worse ? Raison de plus pour rester fidèle à l’événement. Et pour ne pas laisser se refermer la porte entrouverte d’où peuvent surgir des possibilités intempestives.


[1Voir Nietzsche, Seconde considération intempestive, Paris, Garnier-Flammarion, 1988, p. 147.

[2Karol Modzelewski et Jacek Kuron étaient les jeunes auteurs d’une Lettre ouverte au Parti ouvrier unifié polonais (appellation locale du Parti communiste pro-soviétique) critiquant le despotisme bureaucratique, dont nous avions publié en brochure, l’année précédente, la traduction française. Ils avaient été emprisonnés par le régime. Aujourd’hui décédé, Jacek Kuron fut ultérieurement ministre sous la présidence de Lech Walesa. Karol Modzelewski est aujourd’hui chercheur en histoire médiévale.

[3Courrier international, 20 décembre 2007. Jeune réfugié espagnol, assistant de Henri Lefebvre au département de Sociologie de Nanterre, Manuel Castells avait fait le déplacement en février à la manifestation de Berlin contre la guerre du Vietnam dans les cars affrétés par la Jeunesse communiste révolutionnaire dont il était alors sympathisant.

[4Le « Grenelle de l’environnement » consiste en une série de rencontres réunissant des représentants patronaux et syndicaux, l’État, les collectivités locales et des environnementalistes, présidées par Nicolas Sarkozy en octobre 2007, et portant sur l’environnement et le développement durable. [ndlr

[5Politis, 26 juillet 2007.

[6Il n’est pas inutile de rappeler qu’à la différence des Accords de Matignon de 1936, il n’y a pas eu d’accords de Grenelle[[Sur cette interprétation, Édouard Balladur (négociateur de Grenelle aux côtés de Chirac et Pompidou) et Charles Fiterman (alors secrétaire de Georges Marchais) ont confirmé leur accord lors d’une émission télévisée de janvier 2008.

Thèmes de recherche Europe, Histoire
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