Marinaleda : une utopie andalouse

No 66 - oct. / nov. 2016

International

Marinaleda : une utopie andalouse

Myriam Boivin-Comtois

Dans les pays touchés par la crise et les politiques d’austérité, de plus en plus d’individus dénoncent les irrationalités des modèles économiques et politiques contemporains. Certain.e.s décident de s’unir pour mettre en place un autre type de vivre ensemble.

Quelles sont les portées et les limites des créativités communautaires ? Afin de se pencher sur cette question, nous nous dirigerons du côté de l’Espagne, dans une de ces utopies concrètes en marge du système, soit la municipalité de Marinaleda, où les habitant·e·s tentent d’instaurer une véritable démocratie participative.

Marinaleda est une bourgade au cœur de l’Andalousie de 25 kilomètres carrés et compte près de 3 000 habitants. Le projet de Marinaleda est né dans les années 1970, mais fait l’objet d’une médiatisation croissante, notamment à cause des derniers coups d’éclat de son maire, l’activiste Juan Manuel Sánchez Gordillo [1]. Réélu consécutivement depuis plus de 35 ans, le magistrat de Marinaleda a tenté de mettre en place, à échelle réduite, une société fondée sur les principes anarcho-socialistes.

La terre appartient à celui qui la travaille

Dans les années 1970, les rues de Marinaleda sont faites de terre battue, les lotissements sont misérables et les soins de santé sont pratiquement inexistants. En 1977, les villageois·es se réunissent, débattent de leurs conditions de vie précaires et forment le Syndicat des ouvriers de la terre (SOC). Par la suite, les surnuméraires élisent le plus jeune maire de toute l’Espagne, Juan Manuel Sánchez Gordillo. Les habitant·e·s revendiquent l’accès à la terre et décident alors de confisquer à un aristocrate, le duc de l’Infantado, 1 200 hectares de terres en jachère. Leur croisade est parsemée de grèves de la faim, d’occupations, d’expulsions par la Guardia Civil et de batailles judiciaires. En 1991, après plusieurs années de lutte, le duc fléchit et ils deviennent finalement propriétaires de l’exploitation agricole. Les terres sont utilisées pour construire, en 1999, un collectif de travail produisant des conserves de légumes. La majorité des villageois·es sont engagés par la coopérative. Les habitant·e·s cultivent des olives, des poivrons, des artichauts et des fèves. Le chômage de masse se réduit considérablement et les citoyen·ne·s cessent de s’exiler.

Les avancées révolutionnaires de Marinaleda

Déçus par la démocratie représentative, les habitant·e·s de Marinaleda ont revu l’ensemble de l’organisation politique sur leur territoire. Sánchez Gordillo est le chef depuis plus de trois décennies, mais ne ferait que refléter les décisions collectives. L’ensemble des habitant·e·s, y compris les enfants, se réunissent plusieurs fois par année afin de délibérer à propos des différents aspects de la vie sociale de la commune. Les décisions politiques sont, la plupart du temps, votées à main levée. Aussi, la gestion locale quotidienne de la communauté est assurée par un groupe de citoyen·ne·s. Par ailleurs, on ne retrouve aucun policier ; personne ne détient le monopole de la violence légitime.

En faveur du bien commun, les travailleurs et travailleuses réinjectent les bénéfices dans la coopérative. Les phases de la production sont assurées par les travailleurs eux-mêmes et les postes sont occupés de manière rotative. La plupart des habitant·e·s de la commune reçoivent le même salaire, peu importe leurs responsabilités. L’objectif est de répartir et de réduire le travail marchand afin de maximiser le plein emploi. Grâce à l’appropriation collective des moyens de production, Marinaleda peut se dégager, en partie, des conjonctures économiques environnantes. En effet, le choc de la crise de 2007-2008 aurait été bien moindre que dans le reste du pays. En 2013, le taux de chômage de Marinaleda se serait situé seulement à 13 %, contre 35 % pour le reste de la province.

Par ailleurs, les habitant·e·s de Marinaleda ont très peu de dépenses, car ils disposent de différents services sociaux. Ils ont notamment mis en place un programme de logements publics : il est possible de louer une maison pour la somme de 15 euros par mois sur les terrains de la municipalité. Sánchez Gordillo croit que le logement ne devrait pas être une marchandise, mais plutôt un droit. Les personnes désirant obtenir une demeure doivent s’engager à construire leur propre chaumière, sous la supervision d’un architecte et d’un chef de chantier, employés par la municipalité. Les matériaux sont fournis par le gouvernement régional de l’Andalousie. La commune de Marinaleda dispose également de centres pour personnes âgées, d’une garderie, d’une maison de la culture, d’un collège, d’une piscine, et propose des ateliers sur l’emploi.

Afin de financer ses infrastructures et ses différents programmes sociaux, la municipalité perçoit des impôts locaux et n’hésite pas à s’endetter. Aussi, elle reçoit des subventions de l’État et de la communauté autonome. Même si le projet communautaire se voulait au départ complètement autarcique, il serait difficilement viable sans l’apport de capital extérieur. C’est pourquoi il pourrait être possible de l’accuser de s’affranchir des lois du marché à même les fruits du système capitaliste.

Une expérience égalitaire ?

Malgré ses forts aspects positifs, l’utopie de Sánchez Gordillo ne fait pas l’unanimité. Aux yeux de certaines personnes, son projet apparaît incapable de produire une société exempte d’inégalités sociales. Ses détracteurs lui reprochent d’agir en autocrate. Aux dires de certains, en réalité, Sánchez Gordillo contrôlerait les moindres détails de la mairie et de la coopérative. De plus, des habitant·e·s l’accusent de pratiquer le clientélisme et d’user de ses pouvoirs pour apeurer les voix discordantes. Aussi, l’édile aurait mis en place un parc d’animation à saveur de propagande communiste.

Marinaleda se présente comme étant une organisation horizontale. En revanche, si les allégations sont fondées, l’égalité de tous et toutes y semble compromise par la présence d’un chef très fort, porteur des « aspirations du peuple ». Il n’apparaît pas tolérer les oppositions. Aussi, il semble s’arroger le droit d’énoncer le réel comme tel. Comme le souligne le politologue Claude Lefort, dans une véritable démocratie, le pouvoir procède du peuple et n’appartient à personne. Il est un lieu vide. Les sphères du savoir, de la loi et du politique doivent être séparées. La démocratie, en théorie, tolère et assume les conflits et les antagonismes dont elle se sert afin de progresser dans une relative unité au lieu de chercher à les faire infructueusement disparaître.

Cela dit, bien qu’imparfaites, ces réponses locales (qui se multiplient de plus en plus) à des enjeux globaux, comme celles proposées par Marinaleda, cherchent à créer de nouvelles formes de partage, de nouvelles formes de coexistence qui pourraient, éventuellement, polliniser les imaginaires globaux et fissurer les idéologies dominantes afin de faire émerger de nouveaux paradigmes sociaux.


[1Dans les dernières années, le maire de la localité de Marinaleda, aux côtés de ses camarades du Syndicat andalou des travailleurs (SAT), a opéré une série de raids dans des supermarchés afin de redistribuer des produits alimentaires à des personnes défavorisées.

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