Dossier : Bas-Saint-Laurent - Dépasser l’horizon
Souveraineté et autonomie alimentaires menacées
Les phénomènes d’accaparement, de spéculation et de surenchère des terres et ils s’intensifient significativement depuis une quinzaine d’années. De grands investisseurs (parfois étrangers) s’approprient nos terres.
La production agricole en région nordique représente tout un défi, puisque les coûts de production y sont plus élevés et que le rendement des cultures ne peut rivaliser avec celui des régions du sud. À première vue, le terreau semble peu fertile pour la capitalisation foncière chez nous. Sachez qu’il n’en est rien. Le Québec n’y échappe pas et ces phénomènes s’accentueront dans l’avenir, notamment au Bas-Saint-Laurent. L’achat de terres par de gros exploitants locaux, des non-résident·es ou des non-agriculteur·trices peut-il fragiliser notre souveraineté et notre capacité à gagner en autonomie d’un point de vue alimentaire ?
Oui. D’après François L’Italien [1], chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine, les régions visées encourent une déstructuration de leurs communautés, une augmentation des pressions financières et commerciales sur le foncier et une fragilisation générale du secteur agricole. Qu’en est-il réellement ? Comme société (et région !) qui cherche à gagner en autonomie, sommes-nous réellement sensibles à ce qui se joue devant nos yeux ?
Phénomène mondial
L’intérêt des investisseur·es pour le secteur agricole s’accroit significativement à partir de 2005, où le mouvement de fond s’accélère dans le contexte de la crise financière de 2008. Les crises socioéconomiques qui s’entrechoquent alors restructurent l’économie mondiale. Selon L’Italien, « la crise financière de 2008 a généré les conditions pour une véritable “ruée” vers les terres considérées avec raison comme une valeur refuge par les gestionnaires de fonds en temps de crise. » L’Italien nous apprend qu’en seulement cinq ans, soit de 2005 à 2010, le nombre d’hectares transigés annuellement passe de 2,8 millions à 8,3 millions… une augmentation vertigineuse de 296 % ! Même si ces transactions touchaient principalement les pays du Sud global comme des pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud, elles n’épargnent pas des territoires du Québec comme le Bas-Saint-Laurent, surtout en raison des changements climatiques. L’attrait des régions tempérées riches en eau ne fera qu’augmenter.
Des agriculteur·rices actif·ves sur les marchés
Dans une étude réalisée en collaboration avec le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations [2], on fait le constat que ce sont majoritairement les agriculteurs et agricultrices qui transigent sur les marchés fonciers agricoles québécois. Plus récemment, dans un ouvrage écrit par Debailleul et Mundler (2018) [3], le constat demeure le même. Au Bas-Saint-Laurent, les fermes bien établies (principalement laitières) cherchent à consolider leurs activités en prenant de l’expansion. Cette demande soutenue des exploitations agricoles pousse inévitablement les prix à la hausse, induisant une forte surenchère.
Dans un article de La Presse paru en février dernier, on fait mention des terres qui s’envolent à prix d’or. Selon le plus récent bilan de Financement agricole Canada, la hausse sur les 20 dernières années a atteint le taux stratosphérique de 474 % ! À titre d’exemple, le prix des terres situées en Montérégie, terres parmi les plus fertiles du Québec, est passé de 11 431 $ à plus de 44 460 $ l’hectare en 2023. À ce prix, les revenus tirés de ces dernières ne peuvent plus couvrir la valeur marchande ou l’emprunt nécessaire pour en faire l’acquisition : le « potentiel agronomique » est désormais dépassé ! Peu importe, les actifs de grande valeur déjà détenus par les agriculteurs agissent comme garanties… au plus fort la poche ! La situation peut sembler moins criante au Bas-Saint-Laurent en raison du coût inférieur des terres. Néanmoins, alors que le prix moyen des terres du Québec en 2022 bondissait de 10 %, celui du Bas-Saint-Laurent augmentait de 9,3 %, pour une valeur moyenne de 9 250 $ l’hectare. À ce rythme, la situation bas-laurentienne ne sera bientôt plus étrangère à celle de la Montérégie. N’oublions pas que le « potentiel agronomique » de notre région est bien inférieur à celui de plusieurs autres régions du Québec.
De nouveaux acteurs financiers non-agriculteurs
Les actifs agricoles font maintenant partie de la liste des marchés à fort potentiel de rendement. Les premières transactions documentées au Bas-Saint-Laurent datent de l’automne 2015. On y fait mention d’acquisitions dans la région du Kamouraska par le fonds d’investissement PANGEA et de possibles acquisitions dans le secteur de la Mitis. Ailleurs au Québec, en Abitibi-Témiscamingue notamment, Radio-Canada rapportait en 2019 que le taux de propriété des non-agriculteurs représentait, seulement pour cette région, plus de 14 % des terres, soit une superficie de plus de 12 000 hectares.
Qu’ils s’agissent de fonds d’investissement ou de sociétés d’acquisition, c’est l’épargne capitalisée des ménages des pays industrialisés qui est mobilisée. Que le modèle retenu par ces investisseurs soit la location (ex. PANGEA, Gestion AgriTerra inc., le FIRA), l’exploitation directe (ex. Fonds de pension des employés de la Banque Nationale) ou l’intégration (ex. Partenaires agricoles S.E.C.), l’épargne des travailleur·euses est mobilisée pour une seule raison : faire des gains en capitaux sur le long terme. Et les investisseurs étrangers dans tout ça ? On semble n’avoir que les rumeurs d’acquisitions par des groupes d’intérêts chinois à se mettre sous la dent. Croyez-le ou non, on ne collecte pas les données sur la nature des propriétaires de terres agricoles. Le registre foncier du Québec les concernant ne le prévoit pas. On semble d’avis que l’accaparement des terres agricoles par des groupes d’intérêts, locaux ou étrangers, demeure marginal pour le moment. Pour plusieurs spécialistes, nous devons plancher sur la création d’une base de données sur la propriété agricole et sur les transactions foncières agricoles avant toute autre évaluation. C’est d’ailleurs la principale recommandation issue des audiences publiques de la Commission de l’agriculture, des pêcheries, de l’énergie et des ressources naturelles (CAPERN) tenue en 2015. Est-ce utile de rappeler que nous sommes en 2023 et que cette base de données n’existe toujours pas ?
Relève menacée
Hors de contrôle, la financiarisation des actifs agricoles pourrait sérieusement compromettre notre souveraineté et notre autonomie alimentaire. On peut très bien imaginer le pire et particulièrement en l’absence de relève. Qu’elle soit apparentée (enfants ou membres plus éloigné·es de la famille) ou non, l’intérêt des plus jeunes à reprendre la gestion des exploitations agricoles n’a jamais été si bas… Allons-y avec un exemple fictif simple. Supposons que Maurice et Gisèle désirent vendre leurs terres et que ces dernières constituent leur unique fonds de pension. En l’absence de relève, ils se tournent vers le marché pour trouver un acquéreur. Parmi ces potentiels acquéreurs, il y a la ferme voisine, un fonds d’investissement privé et un couple qui désire démarrer une ferme familiale.
Vous comprendrez que le contexte agricole et économique actuel ne favorise en rien le démarrage d’une nouvelle ferme familiale de proximité. La partie se jouera entre la ferme voisine et l’investisseur privé. Cette situation entraînera sûrement une surenchère qui, au mieux, maintiendra les prix actuellement élevés ou, au pire, propulsera de nouveau les prix à la hausse. Si la ferme remporte la bataille, elle verra sa taille augmenter, éloignant toujours davantage les potentielles relèves, puisque sa valeur croissante la rendra toujours plus difficilement transférable.
Si, en revanche, les terres sont avalées par le fonds d’investissement, l’objectif premier sera de capitaliser. Dans cette optique, produire localement pour nourrir et dynamiser la communauté au risque de concéder du rendement n’est pas une option. Comme le décrit L’Italien, « la financiarisation de l’économie a généralisé le développement des pratiques spéculatives portant sur les biens dits “de base” dont font partie les produits et actifs agricoles ». Depuis 2005, les investisseurs sont à la recherche de placements dans des catégories d’actifs sûrs leur permettant d’échapper à la volatilité des marchés.
Mobilisé·es pour l’Avenir !
Notre nordicité et nos lois en matière agricole ne constituent pas des remparts absolus contre la financiarisation. C’est à ce moment, quand tout nous parait joué, que des solutions porteuses d’avenir doivent s’imposer. C’est notamment le cas de l’ambitieux projet bas-laurentien FabRégion. Mené par le Living Lab en innovation ouverte (LLio) du Cégep de Rivière-du-Loup depuis 2020, il vise à atteindre 50 % d’autonomie locale dans les secteurs de la consommation alimentaire, énergétique et de biens manufacturés d’ici 2054. Parions que les regards seront tournés vers notre région pour suivre de près cette initiative unique au Canada. Ce que nous pourrions espérer, à tout le moins, c’est le maintien d’un certain équilibre entre investisseurs privés, fermes de grande taille et fermes familiales de proximité. Le pire des scénarios serait sans conteste des terres en friches se multipliant dans tout le Québec.
Au Bas-Saint-Laurent, les terres en friche ne manquent pas. Conserver les terres en production demeure une priorité. En ce sens, une alternative prometteuse inspirée des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), implantées en France dans les années 1960, mérite notre attention. Les SAFER ont été créées dans le but d’acquérir des terres agricoles et de les subdiviser au bénéfice de l’agriculture familiale et ainsi faciliter l’accès à la propriété. Notez que cette politique n’interdit pas explicitement l’achat de terres par des investisseurs, mais voit à favoriser un groupe précis d’acheteur·euses, soit la relève. L’Italien et Laplante [4] proposaient en 2012 la mise en place d’une Société d’aménagement et de développement agricole du Québec (SADAC). Selon eux, la création d’une telle société constituerait une réponse institutionnelle forte pour freiner les phénomènes d’accaparement, de spéculation et de surenchère des terres tout en favorisant l’installation d’une relève.
Peu importe le modèle, rentabiliser les activités d’une ferme est un défi de taille. La fragilité financière constante et les heures de travail incalculables ont raison de plusieurs d’entre nous chaque année. Qu’il soit physique ou psychologique, l’épuisement finit souvent par éroder la passion. Le contexte socioéconomique actuel exacerbe plus que jamais cet état de fait. Alors que le rapport au travail est en pleine mutation et que l’endettement n’épargne aucun projet d’établissement, comment transmettre notre savoir-faire sans sombrer dans le pessimisme ? Et d’ailleurs, à qui le transmettre ? Le manque criant de relève n’est certainement pas étranger aux conditions du métier. Et que dire du manque généralisé de main-d’œuvre ? Alors que les changements climatiques bouleversent déjà notre capacité à s’approvisionner en denrées, l’avenir m’apparait incertain. J’ose imaginer que la mobilisation des acteur·rices du Bas-Saint-Laurent jouera un rôle déterminant. J’ose imaginer qu’ils nous sensibiliseront à l’importance de ces enjeux avant qu’il ne soit trop tard.
[1] François L’Italien, « L’accaparement des terres et les dispositifs d’intervention sur le foncier agricole. Les enjeux pour l’agriculture québécoise », Institut de recherche en économie contemporaine, 2012.
[2] Jean-Philippe Meloche et Guy Debailleul, « Acquisition des terres agricoles par des non-agriculteurs au Québec. Ampleur, causes et portée du phénomène. » CIRANO, 2013.
[3] Guy Debailleul et Patrick Mundler, 2018. « Terres agricoles : entre propriétés privées et enjeux communs. Une réflexion sur les logiques d’accaparement et de concentration des terres agricoles ». Dans Lyne Letourneau et Louis-Étienne Pigeon, L’éthique du Hamburger. Penser l’agriculture et l’alimentation au XXIe siècle. Québec, Presses de l’Université Laval, pp. 235-272.
[4] François L’Italien, Robert Laplante, La Société d’aménagement et de développement agricole du Québec : une mesure d’initiative pour renforcer la vocation et le contrôle du domaine agricole, Rapport de recherche de L’IRÉC, Institut de recherche en économie contemporaine, 2012, 59 p.