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Dossier - Changer le monde : où allons-nous ?

Le syndicalisme de combat étudiant et son secret

Alain Savard

Avec dix grèves générales illimitées à son actif depuis 1968, le mouvement étudiant québécois demeure très inspirant. Sa vigueur a de quoi étonner : les grèves se sont succèdent depuis 50 ans à un rythme soutenu, en dépit des vents contraires, pour atteindre un paroxysme pendant le Printemps érable de 2012.

En 1978, face à un gouvernement péquiste nouvellement élu sur un programme de gauche, les étudiant·e·s n’hésitèrent pas à déclencher une grève offensive sur la question des prêts et bourses. À la fin des années 1980, alors que l’idée de partenariat social traversait le syndicalisme occidental, les étudiant·e·s s’engagèrent dans trois mouvements de grève successifs (1986, 1988, 1990). La mort de la principale association étudiante nationale en 1990 – l’Association nationale des étudiantes et des étudiants du Québec (ANEEQ) – semblait de mauvais augure pour la suite des choses. Pourtant, les grèves de 1996, 2005 et 2012 n’ont fait que croître en intensité ; les deux dernières établissant chacune un nouveau record quant au nombre de grévistes et à la durée.

Une culture démocratique et combative

Quel est le secret derrière ces mouvements de grève massifs, impliquant chaque fois des dizaines de milliers de personnes et des actions illégales quotidiennes (dont la grève elle-même) ? S’agit-il d’une simple manifestation d’une jeunesse spontanément rebelle ? Mais alors, où sont les grèves étudiantes dans le reste du Canada et aux États-Unis ? Les étudiant·e·s du monde anglophone ont pourtant toutes les raisons de se révolter : les frais de scolarité y sont beaucoup plus élevés et les programmes de prêts et bourses bien moins généreux.

Le mouvement étudiant québécois a su développer des pratiques, une culture et des institutions qui lui sont propres. Si l’éducation postsecondaire est plus accessible au Québec, c’est spécifiquement parce que les grèves répétées ont forcé la main des gouvernements successifs. Aux États-Unis, par exemple, l’insatisfaction devant l’inaccessibilité des études supérieures est très grande, mais les étudiant·e·s n’organisent pas de grèves. Le ras-le-bol ne peut pas se muter en mouvement de masse, car l’idée de grève étudiante a disparu de l’imaginaire politique et les lieux d’organisation collective comme l’assemblée générale n’existent plus.

Illustration : ASSÉ

Au Québec on tient souvent le mouvement étudiant pour acquis, mais il ne faut pas perdre de vue à quel point nos institutions sont uniques par rapport au Canada et aux États-Unis. C’est de cette comparaison que l’on peut retenir des leçons importantes pour le mouvement syndical et les autres mouvements sociaux. Alors, quelles sont donc ses spécificités ? On peut identifier deux éléments principaux : la démocratie directe et l’assemblée générale, ainsi qu’une conception extraparlementaire du rapport de force impliquant la grève et de la mobilisation de masse comme moyen d’action.

Ces deux éléments sont fondamentaux pour comprendre comment des générations successives d’étudiant·e·s québécois·es parviennent à organiser systématiquement des mouvements d’une telle ampleur. Pourtant, les jeunes de 17 ou 18 ans qui mettent les pieds pour la première fois dans une institution postsecondaire ne sont pas plus politisés qu’ailleurs. Certains campus maintiennent une tradition militante parce que leurs associations étudiantes font de la mobilisation et de la formation une priorité. Ainsi, malgré une rotation très rapide de la population étudiante dans les cégeps (un renouvellement complet tous les trois à quatre ans), la pratique des assemblées générales et de la grève ne se perd pas.

S’inspirer du syndicalisme étudiant pour renouveler nos pratiques militantes

Les pratiques démocratiques jouent un double rôle dans le mouvement étudiant. D’une part, les structures ouvertes favorisent l’implication d’une relève au sein de l’association étudiante. Un comité de mobilisation, par exemple, permet à qui le veut de participer à l’élaboration du matériel d’information, à la préparation des tournées de classe, à l’organisation d’actions et de manifestations, etc. À l’inverse de la pratique de l’expertise et de la spécialisation qui prévaut dans le mouvement syndical, les associations étudiantes tendent plutôt à répartir les responsabilités. Malgré des résultats inégaux, un tel partage des responsabilités permet de former un nombre toujours plus grand de militant·e·s. En mettant la main à la pâte, on apprend l’art du graphisme, de la communication, de la mobilisation, de l’organisation d’actions, des procédures d’assemblées, etc. Ainsi, les associations étudiantes, surtout en période de mobilisation, forment très rapidement un grand nombre de militantes et militants compétents et polyvalents.

D’autre part, les pratiques démocratiques des associations étudiantes permettent d’accroître la légitimité des moyens d’action et des revendications. L’assemblée générale a beaucoup plus de pouvoir que dans la plupart des autres mouvements : elle est souveraine, elle peut infirmer les décisions du conseil exécutif, elle peut donner des mandats obligatoires à l’exécutif. De plus, lors de ces assemblées, le conseil exécutif de l’association n’a aucun privilège : il n’a pas de tour de parole privilégié et il s’assoit dans la salle comme tous les autres membres. Cela contribue à réduire la distance qui peut exister entre l’association étudiante et les membres, car au lieu d’utiliser l’assemblée générale comme lieu où les membres ne font qu’approuver ou rejeter un plan préétabli par l’exécutif, les assemblées étudiantes sont des lieux de réels débats, où les membres ont un contrôle important sur le processus.

Les revendications et les moyens d’action ne sont donc pas les actes « du syndicat » ou de « l’association », mais bien « nos revendications » et « nos moyens d’action ». La force de la démocratie directe, c’est que les participant·e·s s’identifient directement aux décisions qui sont prises – ce sont les leurs. Ainsi, même si la grève n’est pas un moyen d’action légal pour les étudiant·e·s, il devient difficile pour les administrations et le gouvernement de la réprimer par les tribunaux, car elle est considérée comme hautement légitime par les étudiantes et étudiants eux-mêmes.

Finalement, le syndicalisme de combat étudiant repose sur une conception de la lutte qui privilégie la grève et la mobilisation de masse plutôt que le lobbyisme et la concertation. Ainsi, dans les formations internes aux associations étudiantes les plus mobilisées et dans les camps de formation de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), on transmet une vision du politique qui reconnaît le rapport de force inégal entre la population, le gouvernement et les grandes corporations. Au lieu d’espérer convaincre le gouvernement à coup d’arguments « raisonnables » derrière des portes closes, il est convenu que la meilleure façon d’obtenir gain de cause est de forcer le gouvernement à les écouter grâce à leur principale force : le nombre. Contrairement aux associations étudiantes qui existent aux États-Unis et au Canada, et à bon nombre de syndicats au Québec, la plupart des énergies des associations étudiantes québécoises sont dédiées à la mobilisation de masse et à l’éducation des membres, plutôt qu’à des rencontres avec le gouvernement et le patronat et à des campagnes de publicité.

Ces pratiques démocratiques et combatives ne sont pas tombées du ciel. Des militant·e·s les ont soutenues, les ont définies, les ont appliquées de génération en génération. En ce sens, il est tout aussi possible de s’en inspirer pour transformer d’autres mouvements.

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