Défis des lieux de diffusion engagés

No 65 - été 2016

Société

Défis des lieux de diffusion engagés

Camille Caron Belzile, Yannick Delbecque

Camille Caron Belzile est une entrepreneure sociale préparant un mémoire en recherche-création qui portera sur son expérience au Café l’Artère, dont elle est cofondatrice et actuelle coordonnatrice. Le café a pignon sur rue au 7000 avenue du Parc, à Montréal. Il fêtera ses cinq ans d’existence le 16 juillet prochain.

À bâbord ! : Est-ce que les lieux de diffusion militants éprouvent des difficultés présentement ?

Camille Caron Belzile : Chaque lieu est unique et je n’ai pas la prétention de connaître la réalité de chacun. On peut cependant dire qu’il y a énormément d’obstacles à maintenir en vie une entreprise dans le domaine de la restauration et du spectacle, même sans tenir compte du fait qu’elle soit militante ou organisée en coopérative. C’est un secteur très compétitif, très peu de restaurants réussissent à franchir la barre des cinq ans.

ÀB !  : Le coût élevé des loyers semble faire fermer beaucoup de commerces à Montréal. Est-ce que c’est aussi un facteur qui explique les difficultés des lieux militants ?

CCB : Certainement ! Nous avons failli fermer cet été, nous avions des loyers de retard. L’espace que nous occupons est notre richesse, alors on cherche constamment de nouveaux projets et partenaires pour le rendre viable.

ÀB ! : Est-ce que le niveau de soutien d’organisations comme les syndicats ou des groupes communautaires est assez grand ?

CCB : À l’Artère, le monde communautaire nous appuie largement et s’implique aussi beaucoup dans la coopérative. Nous devons cependant diversifier nos allié·e·s, notamment auprès des entreprises d’économie sociale telles que les coopératives. Pour le domaine artistique, c’est plus difficile : ce manque d’implication est peut-être lié à une moins grande expérience de la vie associative. Les syndicats ? S’ils ont les moyens, pourquoi pas ! Un syndicat voisin est devenu membre de notre coopérative et organise des réunions à l’Artère. Pourquoi se rencontrer dans un lieu capitaliste quand on peut le faire facilement dans un lieu qui essaie de fonctionner de manière éthique, autant sur le plan environnemental que sur celui de son organisation ?

ÀB ! : Les groupes communautaires, militants ou artistiques manquent souvent eux-mêmes de financement : n’est-ce pas un peu illusoire de compter sur eux pour financer des salles et cafés qui se dédient à leur fournir un espace ?

CCB : Initialement, je m’attendais à de l’implication spontanée et enthousiaste de la part de tous ces groupes ! La réalité est qu’on veut souvent une salle pas chère, où on peut amener sa propre nourriture – comme un sous-sol d’église. Certains sont même surpris d’apprendre qu’il faut louer la salle ou demandent des rabais parce qu’ils ont un statut d’OSBL (organismes sans but lucratif). Nous sommes pourtant nous-mêmes une coopérative sans but lucratif et nos prix sont fixés avant tout pour assurer notre survie !

Heureusement, plusieurs choisissent de tenir leurs événements ici pour incarner leurs idées politiques dans la pratique. Il y a cependant encore beaucoup d’éducation à faire sur ce que cela exige de maintenir en vie un lieu comme le nôtre…

ÀB !  : Est-ce que les lieux comme l’Artère qui s’affichent ouvertement comme « militants » par leurs activités ou par leur structure de travail ont encore plus de difficultés que les autres ?

CCB : L’un des problèmes est d’arriver à se faire comprendre par des bailleurs de fonds qui fournissent le financement nécessaire pour démarrer. La mention de concepts comme l’« horizontalité » fait peur. Ils manquent de confiance envers les nouveaux projets comme le nôtre à cause de vieux exemples d’échecs de coopératives militantes. L’Artère a réussi à obtenir une subvention gouvernementale pour démarrer, ce qui a donné au projet la crédibilité nécessaire pour avoir enfin accès à d’autres sources de financement. Ce genre de démarches nous a aussi forcés à apprendre le langage des affaires : notre projet a été lancé par de jeunes étudiant·e·s en sciences humaines et en littérature [1], il nous a donc fallu apprendre et nous adapter pour nous assurer d’obtenir les ressources nécessaires.

Prendre position crée aussi d’autres problèmes. Il arrive que certains groupes artistiques ou politiques soient mal à l’aise avec les messages militants que nous pouvons afficher. Pour cette raison, ils ne viennent pas vers nous, même s’ils sont intéressés par notre salle. On fait cependant des compromis pour s’assurer que le plus grand nombre se sente bienvenu : nous voulons avant tout être un lieu où il est possible de diffuser et d’échanger.

Lors du Printemps érable, l’Artère a diffusé des films favorables au mouvement étudiant, dont certains documentaires dénonçant la brutalité policière. Nous avons alors commencé à faire l’objet de plus de contrôles de notre permis d’alcool par l’escouade de la moralité du Service de police de la Ville de Montréal. Nous payons encore aujourd’hui les contraventions de cette époque ! Ça aurait pu faire fermer l’Artère.

Il est d’ailleurs très fréquent à Montréal qu’un restaurant ou une salle ferme à cause de ces contrôles. Le permis d’alcool est très contraignant au Québec : il n’y a pas de type de permis adapté à un lieu communautaire et familial qui fait aussi dans le spectacle et la diffusion. Les permis sont conçus pour des restaurants St-Hubert ou des bars. De plus, les critères de contrôle sont plutôt arbitraires : des contrôleurs passent incognito pour manger et boire de l’alcool. Quelle est la quantité suffisante de nourriture pour avoir le droit de l’accompagner d’alcool ? Si certains agents ont encore faim après le repas acheté pour nous contrôler, ils considèrent alors qu’il nous était illégal de servir de l’alcool ! Il est possible de contester ces contraventions, mais ce processus est lui-même long et coûteux.

ÀB !  : Les organisations qui sont inflexibles par rapport à certains principes sont-elles plus à risque ?

CCB : Il faut accepter de s’adapter au budget dont on dispose, sans quoi on s’enfonce peu à peu dans les problèmes, jusqu’à l’éventuelle fermeture. C’est aussi cruel que ça. Il faut un équilibre entre les principes défendus et la passion pour le travail à faire. Tout n’est pas purement militant dans notre travail : c’est un métier complexe, avec beaucoup de logistique pour la comptabilité, pour la gestion d’une cuisine et des inventaires, etc. Nous devons donc être aussi passionné·e·s par cet aspect du travail que par la mise en place d’un nouveau mode d’organisation.

Généralement, ceux qui veulent être très inflexibles par rapport à certains principes doivent avoir accès à des salles de diffusion peu coûteuses. Certains font même dans un mode informel, impliquant peu d’échange d’argent et beaucoup de bénévolat ; on squatte même les salles parfois. Beaucoup de lieux de diffusion marginaux sont informels. À l’Artère, nous faisons peut-être plus de compromis que ces lieux informels, mais nous créons cependant des emplois, grâce auxquels beaucoup viennent apprendre à travailler dans une organisation non hiérarchique qui veut transformer l’économie !

ÀB !  : Comment sont les conditions de travail dans les lieux militants comme l’Artère ?

CCB : Les conditions de travail ne sont pas magnifiques. C’est un des enjeux les plus importants, particulièrement au démarrage d’un projet. Il faut accepter de vivre dans une certaine simplicité pour s’investir dans une organisation comme la nôtre. Une part du travail est bénévole, comme la participation aux réunions. Nous cherchons bien sûr à améliorer les conditions de travail, mais ce n’est pas facile : les dépenses fixes essentielles à la survie de l’organisation sont élevées, ce qui met une pression importante sur les conditions de travail.

Ainsi, le capitalisme finit toujours par nous rattraper. Pour améliorer les conditions de travail, on doit avoir plus d’argent. On peut tenter d’augmenter les ventes, mais c’est au risque d’avoir des prix trop élevés. On peut aussi avoir des partenaires ; nous avons par exemple sous-loué une partie de notre local à un autre groupe. Un tel arrangement est cependant à double tranchant : cela peut assurer un revenu récurent, mais notre survie en vient à dépendre de cet arrangement. On accepte aussi à l’occasion de louer notre salle à des organisations qui ne partagent pas nos valeurs, ce qui nous place face à un dilemme : accepter l’argent de tel client pour assurer notre survie ou le rejeter par principe.

On se console un peu en se disant que l’organisation du travail est égalitaire : tout le monde a son mot à dire, le salaire est le même entre les membres.

ÀB !  : Organiser le travail horizontalement est-il parfois un écueil ?

CCB : Travailler en coopérative exige plus de transparence par rapport aux conflits divers, ce qui peut donner l’impression qu’il y en a plus qu’ailleurs. Nos décisions doivent reconnaître l’expérience plus grande de certains pour certaines tâches, mais sans compromettre notre fonctionnement démocratique. Il faut éviter de faire des travailleuses et travailleurs plus expérimentés de purs techniciens et en même temps éviter de revenir à un mode hiérarchique… Nous avons eu à développer des stratégies pour réussir ce compromis.

Le concept d’autogestion est d’ailleurs souvent mal compris : il ne s’agit pas de faire chacun ce que l’on veut et de dire tout ce que l’on veut. Il faut éviter la « dictature de la non-structure ». Contrairement à une organisation verticale, l’autogestion donne la chance à tous et toutes de prendre des initiatives et d’avoir des responsabilités variées. Il faut organiser collectivement notre travail, en parler entre travailleurs·euses pour arriver à un consensus.

ÀB ! : En terminant, qu’est-ce qui pourrait améliorer la situation des lieux militants selon vous ?

CCB : La principale barrière est le financement : il faut le soutien et l’implication d’une plus grande diversité de groupes. Il faudrait aussi un réseau d’entraide entre projets comme le nôtre pour partager nos expériences respectives : très peu de celles et ceux qui ont de l’expérience ont le temps pour la partager avec ceux qui débutent, alors que cette aide est souvent cruciale. Enfin, mettre en place un meilleur réseau pour faire connaître les lieux et les événements nous aiderait tous et toutes.


[1Lire Camille Caron Belzile, « Le Café l’Artère », À bâbord !, no 43, février-mars 2012.

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